Chủ Nhật, 26 tháng 10, 2014

L’athéisme face aux religions


L’athéisme face aux religions

 

TRẦN Văn Toàn

 
                                                                                
 
 
Résumé 
 
      L’athéisme est un concept négatif : il n’a de sens que relativement à ce qui le précède et qu’il dénie : les dieux ou Dieu. Le mot religion, de son côté, couvre des réalités très diverses, allant du culte de Dieu ou des dieux jusqu’à l’indifférence aux dieux ou même leur négation. Le rapport entre athéisme et religion n’est donc pas celui d’une absolue contradiction, il se présente au contraire sous de nombreux cas de figures, parfois inattendus, allant d’une forte opposition à une certaine connivence, car les deux ont ceci de commun : ils concernent la destinée que l’homme aura reconnue ou choisie.

 
 
Préliminaires

L’athéisme est un phénomène culturel propre à l’Occident, me semble-t-il, à cet Occident formé pendant deux millénaires par deux éléments conjugués : la raison grecque et la foi judéo-chrétienne. La raison grecque surgit comme un retour réfléchi, critique, sur différents domaines de l’expérience humaine, pour y mettre de l’ordre et de la cohérence, quant à la forme, et pour viser à l’horizon la vérité, quant au contenu. C’est ce qui a rendu possible l’autonomie de la raison philosophique et scientifique par rapport à la religion, la politique, et la morale. La foi judéo-chrétienne met en valeur la personne individuelle tendue vers l’au-delà transcendant, et permet de prendre personnellement de la distance à l’égard des divinités représentant des forces de la nature et des facultés et passions humaines. Une telle prise de distance ne serait pas possible si l’individu restait immergé dans la nature ou la société.  A vrai dire, c’est le Dieu transcendant qui ici semble faire problème, car on voit mal pourquoi nier ces divinités immanentes au monde et si proches de l’homme. C’est ainsi que l’athéisme ne se présente nulle part ailleurs sous une forme aussi vigoureuse qu’en cet Occident chrétien.
Avant d’entrer dans le sujet, commençons par délimiter les concepts en jeu ici.
 
01- L’intitulé « L’athéisme et les religions » pourrait faire croire à une exclusion mutuelle des deux termes. Mais « sans Dieu », cela ne signifie pas obligatoirement « sans religion ». Le rapport entre ces deux termes mérite d’être précisé, car aucun des deux n’a de connotation bien délimitée. D’ailleurs il en est de même pour les termes comme : areligieux, antireligieux, antithéiste.
D’une part, l’athéisme est un concept négatif. Son contenu est déterminé et en même temps relativisé par ce qu’il prétend nier, à savoir Dieu ou les dieux, ou plus exactement par des idées les plus diverses qu’on se fait de Dieu ou des dieux. Si la négation des dieux bien définis du polythéisme a un contenu précis, elle reste relative à ce contenu particulier et ne peut être généralisée. En revanche, la négation du Dieu transcendant, qu’on ne peut cerner conceptuellement de manière exhaustive, mais seulement viser selon une certaine direction, cette négation reste pour le moins imprécise.
De toute façon, qu’il s’agisse du Dieu transcendant du monothéisme, ou des dieux innombrables du polythéisme, cette négation qui touche au problème de la destinée que l’homme aura reconnue ou choisie, est l’envers de cet endroit qu’est l’affirmation de ce qu’on tient pour la réalité véritable et ultime : l’homme et la nature. L’on songe à l’équation posée naguère par Karl Marx dans ses Manuscrits économico-philosophiques (Paris, 1844) : Humanisme = Naturalisme. L’athéisme, phénomène postérieur à l’apparition des religions, se pose comme un autre façon de s’intéresser à la destinée humaine.
D’autre part, le mot religion a des sens multiples. Tantôt il désigne, comme dans la tradition occidentale, le lien, le rapport que l’homme entretient avec les êtres supérieurs, divinités ou autres. Tantôt il a, comme en Asie Orientale, le sens très général de « voie à suivre » (en chinois : dào) ou « enseignement transmis par les Anciens ou ancêtres » (en chinois : zongjiào), sans aucune précision sur ce en quoi consiste cette voie ou le contenu de cet enseignement. Ainsi le culte de Dieu ou des dieux peut être appelé religion, entendue dans ce sens général et vague de « voie », ou bien d’ « enseignement ». Mais il y a aussi bien d’autres voies ou enseignements qui ne préconisent aucun culte de dieux ou divinités, comme dans certaines branches du bouddhisme.
C’est pourquoi le mot religion couvre tout un ensemble de croyances en des objets les plus disparates et des pratiques les plus variées, visant des buts divers, voire incompatibles, et cela parfois à l’intérieur d’une même religion. Quand le mot peut désigner n’importe quoi, il ne désigne plus rien de précis. L’on songe, par exemple, à la voie d’un Jim Jones, de la secte du Temple du Soleil, des Raéliens, de la Scientologie, etc. Tout le monde n’est pas d’accord pour les appeler « religion », sauf certains Etats qui le font, mais sur le simple critère de la fiscalité . C’est la raison pour laquelle il n’est pas facile de trouver un terrain d’entente pour un vrai dialogue sur les religions et entre les religions[1].
L’athéisme ne s’oppose donc aux religions que dans la mesure où leurs croyances et leurs pratiques concernent les rapports entre l’homme et Dieu ou les dieux. Et cela avec plusieurs degrés et modalités dans la négation.
 
02- Il existe une opposition radicale entre la religion biblique et l’athéisme. Nous lisons dans le Psaume 14, verset 1 : « L’insensé a dit en son cœur : Il n’y a pas de Dieu ».
Mais cela n’empêche que, pour le croyant, la présence et l’action de Dieu n’apparaissent pas toujours évidentes comme des choses palpables. Dans des moments de détresse, le croyant, comme Jésus sur la croix, les prophètes ou les martyrs dans l’épreuve suprême, peut faire siennes les paroles  du Psaume 22, verset 2 : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? », ou celle du Psaume 42, verset 4 : « Mes larmes sont mon pain jour et nuit, tandis qu’on me dit tout le jour : Où est-il ton Dieu ? ». Et comme pour faire de la surenchère, l’Evangile de Jean déclare : « Dieu, personne ne l’a jamais vu », même s’il ajoute : « Un Dieu Fils unique qui est dans le sein du Père, celui-là l’a fait connaître » (Jn 1, 18). Mais ceci, de nouveau, n’est pas évident non plus pour tout le monde. Ceci suggère déjà que le monothéisme ne se pose qu’avec la négation, ou du moins la neutralisation, toujours provisoire – dans la ligne même de l’athéisme – des multiples tentations d’idolâtrer diverses réalités relatives. Ce n’est donc pas un non-sens que de se poser des questions sur Dieu, même dans le cadre de la religion révélée. D’ailleurs le croyant ne peut s’empêcher de le faire.
Ajoutons que dans nos expériences – y compris l’expérience de Dieu – il n’y a jamais de faits bruts, mais il n’y a que des faits perçus selon les limites de nos capacités sensorielles, et interprétés selon nos idées théoriques acquises dans une culture déterminée. Nous pensons naïvement vivre dans le même monde physique, objectif, mais nous ne l’expérimentons pas effectivement de la même façon, et naturellement nous en élaborons des interprétations différentes. Ainsi l’objectivité en science est une construction des scientifiques. De même, la réalité qui nous entoure est, elle aussi, une construction sociale[2].
Dans la mesure où des religions se posent, en s’opposant et en opposant leurs dieux, elles sont pour ainsi dire athées les unes par rapport aux autres. Ainsi les religions monothéistes nient les divinités des religions polythéistes, et inversement. Il arrive aussi de nos jours que certains théologiens prétendent que le christianisme n’est pas une religion mais une foi, entendant par religion l’effort que l’homme déploie tout seul pour se sauver. Il y en a même qui, pendant les années 60 du dernier siècle, faisaient aux Etats-Unis principalement, sans doute à la suite de Nietzsche, la « théologie de la mort de Dieu ».
 
Je voudrais tout d’abord distinguer deux sortes d’athéisme[3] : l’athéisme relatif aux religions de la nature et l’athéisme relatif à la religion chrétienne, elle-même critique des premières. Après quoi je proposerais quelques réflexions plus personnelles à discuter.
 
1- L’athéisme relatif aux religions de la nature
 
10- Remarque générale : Dans les religions de la nature, appelées aussi religions traditionnelles, qui semblent exister depuis toujours chez tous les peuples, sans fondateur connu, le monde est plein de dieux ou d’esprits. Ce sont des puissances agissantes, reconnues comme habitant certains phénomènes naturels, éléments et forces de la nature, certains animaux, certains hommes qui se distinguent des autres, tels les rois, les chefs militaires, ainsi que les âmes des morts. En Chine, les taoïstes pensent que chacun des organes vitaux de l’homme est aussi habité par une divinité.
Ce sont des puissances supérieures dont manifestement l’homme dépend pour vivre. Il en craint l’action nuisible et en même temps il est attiré par leur action favorable. D’où les sentiments de crainte et de reconnaissance. S’il s’agit de puissances impersonnelles, il doit chercher à en connaître le fonctionnement pour agir sur elles, pour les soumettre à son commandement, soit par des rites magiques, soit par des techniques, celles-ci donneront plus tard lieu à la connaissance scientifique. S’il s’agit de puissances douées d’une certaine intelligence et volonté ou des caprices imprévisibles, alors il faut savoir comment gagner leurs faveurs, par exemple, en leur offrant, dans  un rapport marchand, des sacrifices, parfois cruels même, qui sont censés leur plaire.
Généralement le culte de ces divinités ou esprits se pratique spontanément dans la population, mais il y a des cas où, comme dans le shintoïsme (la voie des dieux) japonais,  l’Etat le prend en charge et le codifie, sans doute pour mieux contrôler les individus.
Tout cela a été mis en question en Occident par la religion de la Bible, d’une part, et par la pensée rationnelle dans l’Antiquité gréco-romaine, d’autre part. Ceci suggère une certaine connivence entre la religion de la Bible et la raison grecque.
 
11- Dans l’Antiquité gréco-romaine, sans aller toujours jusqu’à nier l’existence des dieux, la pensée rationnelle mettait déjà en question bien des choses à leur sujet, ce qui frôle de près l’athéisme. En effet les philosophes critiquait la religion populaire, dont les dieux ne font que représenter les forces de la nature ou les passions des hommes, et qui par conséquent attribue aux dieux les passions prosaïquement humaines, ce qui conduit souvent à ce que l’on considère au niveau humain comme de l’immoralité.
La pluralité des dieux leur pose un problème insoluble : comme on ne peut pas plaire à tout le monde, ce qui plaît à Vénus ou Aphrodite doit déplaire à Junon ou Héra. Ainsi Socrate, mis en scène par Platon dans le dialogue Euthyphron, demande à un prêtre ce qu’est la piété. C’est de faire ce qui plaît aux dieux, répond celui-ci. Socrate lui rétorque : mais si ce qui plaît à un dieu déplaît à un autre ?
Xénophane critique la représentation populaire des dieux : à son avis « si les bœufs et les chevaux ou les lions avaient des mains, et pouvaient peindre avec leurs mains, et produire des œuvres d’art comme les hommes, les chevaux peindraient les formes des dieux comme des chevaux, et les bœufs comme des bœufs, et ils feraient leur corps à l’image de leurs différentes espèces »[4]. Certains diront plus tard que c’est l’homme crée qui Dieu à son image.
Si le peuple a peur des dieux puissants dont les caprices sont imprévisibles, les philosophes pensent à des dieux plutôt abstraits, éloignés des hommes, et dont la propriété principale est l’immortalité. Epicure ne nie pas l’existence des dieux, mais, répondant à l’idée reçue, selon laquelle la religion est née de la peur, peur des dieux (timor fecit deos), et peur de la mort[5], il enseigne d’une part, que les dieux sont bienheureux dans leur monde et ne s’occupent pas de notre monde, et d’autre part, que tant que nous vivons, la mort n’est pas, et quand la mort est là, c’est nous qui ne sommes plus, et par conséquent il n’y a donc aucune raison d’avoir peur.
 Enfin, on retient du philosophe sceptique Sextus Empiricus (IIe-IIIe siècle) le fameux argument de l’existence du mal contre l’idée de la toute-puissance et de la providence divines : ou bien la divinité peut, mais ne veut pas éliminer le mal, alors elle ne prend pas soin de nous ; ou bien elle le veut, mais ne le peut pas, alors elle est impuissante. Dans les deux cas, cela n’est pas conforme à l’idée que nous avons de la divinité.
Du côté romain, on connaît l’explication matérialiste du monde proposé par le philosophe et poète Lucrèce (99 ou 98 av. J.-C. – 55) dans son poème De rerum natura. Ici disparaissent les dieux qu’Epicure a simplement mis hors jeu.
 
12- Critiquant la religion païenne, la Bible effectue la désacralisation de trois réalités vénérées habituellement comme divines  dans la société : la nature, le pouvoir et la sexualité, et cela par la foi en un Dieu unique et transcendant, qui, contrairement aux dieux païens, parle aux hommes et s’intéresse à leur destinée. Dieu, que l’on ne peut voir sans mourir, ou que personne n’a vu, parle par ses porte-parole, les prophètes. C’est la religion prophétique. Un dieu qui ne parle pas, ne dit rien aux hommes de la Bible[6]. Les diverses puissances, forces de la nature, détenteurs du pouvoir ou sexualité, que l’homme a jusqu’ici vénérées comme des divinités, sont considérées ici comme de simples créatures de Dieu[7] qui seul est saint, incomparable.
C’est ainsi que toutes les religions issues de la révélation biblique pourchassent l’idolâtrie, le culte des idoles, des faux dieux. On sait, par exemple, que beaucoup de peuples de grande culture attribuent à leur souverain une origine divine ou presque, et pas seulement dans l’Antiquité. Car de nos jours encore, à la place des anciens dieux, on se crée ou s’impose de multiples idoles nouvelles à adorer : chefs politiques, chanteurs à la mode, sportifs en vue, stars de cinéma, etc. Pour elles on est prêt à sacrifier son temps et sa fortune. Les croyants en un Dieu transcendant renoncent à toutes ces idoles, mieux encore, à toutes ces images idolâtriques par lesquelles on croit pouvoir cerner Dieu. Rien d’étonnant qu’ils apparaissent comme des athées pour les adorateurs d’idoles. Ainsi les premiers chrétiens étaient considérés comme des athées par rapport aux dieux des Romains et à leur empereur divinisé[8].
 
13- Ajoutons à cette critique un courant de pensée venant de l’Orient : le bouddhisme. Celui-ci ne reconnaît aucun Dieu transcendant créateur, mais prend en compte la croyance hindoue de l’époque en l’existence des innombrables dieux. Il considère le mode d’existence de ces derniers comme n’étant que l’un des six modes possibles, dans lesquels les êtres se réincarnent dans ce monde. Mais comme ce monde, soumis à la causalité et à la réincarnation, n’est pour lui qu’illusion et souffrance sans fin, l’homme doit se libérer seul par ses propres forces, non pas en cherchant à devenir des dieux qui eux-mêmes ont besoin de libération, mais en se sauvant précisément de ce monde. Ainsi ni Dieu, ni les dieux, ne devraient intéresser le disciple de Bouddha. Cette position n’est peut-être pas vraiment de l’athéisme, mais elle en a tout l’air.
Signalons toutefois que Bouddha a été dans la suite récupéré en Asie par la religion populaire polythéiste, beaucoup moins austère, qui, un peu partout, a fait de lui un dieu de plus parmi d’autres, ou même le dieu suprême, créateur à la fois tout-puissant et miséricordieux, que l’on prie et adore. Cet avatar du bouddhisme ne semble pas bien conforme à l’enseignement de son fondateur. Ce qui a fait dire aux missionnaires en Asie au XVIIe siècle, d’ailleurs non sans fondement, que les bouddhistes ont un double langage : en enseignant tantôt l’athéisme pour les initiés (les moines), tantôt l’idolâtrie pour la masse populaire[9]. Mais vu le grand nombre d’écoles bouddhiques, et suite au caractère non dogmatique attribué au bouddhisme, il faudrait bien s’y attendre.  Mais ceci est encore une autre histoire.

 
2- L’athéisme relatif au christianisme
 
20- Remarque générale : Foi et Raison
 
Le christianisme a en commun avec le judaïsme la même histoire religieuse, le même type d’expérience du Dieu, qui n’est pas là comme une chose naturelle, mais qui se révèle dans l’histoire. Puis, au contact avec les peuples qui n’ont pas cette même histoire, il a fallu pour présenter la foi tenir compte de leur histoire et culture. Ainsi la sagesse païenne a été récupérée et intégrée (les écrits sapientiaux) avec la prédication prophétique dans la Bible.
De même, dans la Première Lettre de saint Pierre, il a été recommandé aux chrétiens : « Soyez toujours prêts à répondre à quiconque vous demande raison de l’espérance qui est en vous, mais avec douceur et respect » (I Pi 3, 15-16). C’est que, en prêchant la bonne nouvelle dans le monde hellénistique, les disciples de Jésus ont rencontré un type d’hommes, formés à la pensée rationnelle, qui posaient des questions et des mises en cause, et auxquels il fallait présenter la foi dans un langage sensé, rationnel, capable d’entraîner la conviction.
La foi chrétienne, qui ne peut se contenter du fidéisme, lié à une compréhension littérale des livres sacrés, n’a pas à regretter d’avoir dès ses débuts pris au sérieux la raison. Celle-ci lui permet, par l’exercice vigilant de la critique, de ne pas être submergée par des intuitions incontrôlables et des sentiments inconstants et incontrôlés, et d’éviter la dérive vers la superstition, comme dans certains courants contemporains de religiosité. L’on mesure aujourd’hui l’importance de l’encyclique de Jean-Paul II, Fides et Ratio (15-10-1998).
Si la raison soulève des problèmes dont la réponse devrait conduire à une certitude et une conviction personnelles de mieux en mieux fondées, elle risque aussi par ses questionnements d’ébranler des certitudes provisoirement acquises, et parfois même de conduire à un certain athéisme. Dans ces conditions, ce qui est important n’est pas de choisir la foi contre la raison, ou l’inverse, mais d’intégrer celle-ci dans une foi digne de l’homme doué de raison et de liberté.
 
Le christianisme répand dans le monde hellénique la foi en un Dieu transcendant, héritée du judaïsme. Ce faisant il s’associe à la pensée rationnelle gréco-latine pour repenser cette foi, et en même temps pour lutter contre le polythéisme païen au cours des siècles de rencontre avec les nouveaux peuples. C’est ce que saint Augustin a exposé dans les premiers livres de son œuvre La cité de Dieu.
 
21- La mise en cause de l’idée de Dieu
 
Il y a plusieurs  niveaux dans la mise en cause de Dieu.
Comme dit précédemment, l’athéisme étant un concept négatif, la négation de Dieu présuppose une idée bien déterminée de Dieu, idée qu’on considère comme impossible ou inadmissible. On a vu ci-dessus comment déjà l’Antiquité classique a joué l’existence du mal contre l’idée de la toute-puissance et de la bonté de la divinité. C’est aussi la tentation qu’a connu Israël, le peuple de l’Alliance, au moment de la catastrophe de la défaite et de l’Exil et, plus proche de nous, de la Shoa. Il a pu maintenir sa foi en découvrant que Dieu ne peut être réduit à n’être qu’un Dieu utile, une chose ou un instrument au service des désirs de l’homme centré sur lui-même. Pour en finir avec Dieu, on utilise encore aujourd’hui ce type de raisonnement. Mais la conséquence est que si Dieu n’existait pas, l’homme serait seul à assumer la responsabilité du mal qu’il dénonce lui-même dans le monde.
Dans le monde chrétien, l’élaboration, dans les premiers siècles, de la doctrine de la Trinité et de l’Incarnation, moyennant des concepts de nature et personne, a suscité tant de controverses, parfois musclées, et épuisé toutes les ressources d’ingéniosité des théologiens. On avait l’impression d’avoir réussi enfin à déterminer conceptuellement ce qu’est le Dieu chrétien. Sans toutefois convaincre tout le monde, ce qui a entraîné la séparation de pans entiers de la chrétienté. Au Moyen-Âge, prenant conscience de l’inadéquation de nos concepts humains pour cerner le mystère de Dieu, on a relativisé la portée des doctrines traditionnelles sur Dieu, en disant que nos concepts peuvent bien être utilisés pour affirmer ce qu’est Dieu, mais en même temps il faut nier qu’ils désignent exactement le même contenu que dans les réalités humaines, et enfin ajouter que ce que nous attribuons à Dieu, il le possède à un niveau éminemment supérieur. C’est ce qu’on appelle la triple voie  de l’affirmation, de la négation et de l’éminence.
Notons que l’excès de langage rationnel, en philosophie comme en théologie, a l’inconvénient de réduire le Dieu vivant de la Bible, le Dieu qui parle, qui interpelle l’homme et à qui l’homme répond par l’invocation, au Dieu des philosophes, conçu selon les normes de notre raison et énoncé comme un objet de connaissance, un objet dont on parle à la troisième personne, autrement dit, au Dieu du déisme, et non un sujet  qu’on invoque à la seconde personne. Or le déisme, qui se développe au XVIIIe siècle avec l’idée de la religion naturelle et la croyance en un Dieu seulement Créateur ou un Dieu horloger, mais non Révélateur – un Dieu qui ne parle pas – , est précisément le précurseur de l’athéisme moderne.
 
22- La mise en cause des conséquences inadmissibles de la foi
 
La foi en Dieu, plus ou moins bien comprise, a au cours des siècles engendré ou, du moins, justifié certaines pratiques, que ses détracteurs jugent néfastes pour la société et pour l’individu. Il s’agit avant tout du contre-témoignage des croyants, et ceci vaut aussi pour les autres religions monothéistes. Tantôt on lui reproche la dévaluation des réalités terrestres, la fuite hors du monde considéré comme la vallée de larmes – le lieu de la souffrance, pour le bouddhisme. Tantôt on fait grief aux dirigeants de l’Eglise, même déjà séparée du pouvoir politique, de vouloir encore asservir le monde par un pouvoir fondé d’en haut. Et l’on cite volontiers dans le passé la violence de l’Inquisition, des différentes croisades à l’intérieur et à l’extérieur du monde occidental.
La guerre des religions en Europe, comme des guerres saintes à côté de l’Europe, a cependant fait réfléchir. Et des penseurs croyants, tels Hugo Grotius (1583-1645), en arrivent à penser que, pour vivre en paix dans la société comme entre les nations, il faut fonder la validité des droits de l’homme, selon sa formule : etsi Deus non daretur, c’est-à-dire pratiquement, comme si Dieu n’existait pas, et théoriquement, même si Dieu n’existait pas. On aura reconnu ici l’origine du processus de la sécularisation en Occident. Beaucoup ignore que cela correspond précisément à la séparation, préconisée par le christianisme, entre politique et religion.
A l’athéisme méthodologique dans la philosophie et dans les sciences s’ajoute un certain athéisme pratique qui commence à s’affirmer dans la société encore croyante en Occident. En effet, si les hommes des siècles antérieurs percevaient le monde, qu’ils n’avaient pas fait, comme un monde donné, et donné nécessairement par quelqu’un d’autre – d’où l’idée de création –, les hommes d’aujourd’hui ne perçoivent généralement dans leur entourage proche que des produits de leur travail, des choses fabriquées par d’autres hommes. Ainsi on n’a plus besoin de l’hypothèse Dieu dans l’explication scientifique et philosophique du monde, de même dans l’élaboration des principes régulant la vie politique, sociale et même morale. En morale et en politique précisément, l’aspiration humaine à l’autonomie, à la liberté et à la démocratie semble se heurter à la volonté de Dieu et d’une Eglise habituée à tout régenter.
 
 23- La mise en cause de l’existence de Dieu
 
Après cette mise en cause de l’idée de Dieu forgée tant bien que mal dans l’esprit du déisme, divers penseurs au XIXe siècle ont entrepris de démontrer la non-existence de Dieu. Ici commence le vrai athéisme.
Il y a tout d’abord ceux qui sont convaincus que seul ce qui est matériel, sensible, peut exister. C’est la position du positivisme scientiste, partagé par bon nombre de penseurs. Mais peut-on identifier, comme l’a fait G. Berkeley (1685-1753), le réel et le perçu (esse est percipi)  et en conclure que ce que nous ne percevons pas n’existe pas ?
Il y a ensuite ceux pour qui Dieu ne serait qu’une projection de l’esprit de l’homme. Et cela de diverses façons.  Selon Feuerbach (1804-1872), nos deux concepts d’intelligence et d’amour proviennent de l’expérience que nous avons de l’homme, et nos deux autres concepts de puissance et d’éternité, de notre expérience de la nature puissante et toujours pareille à elle-même. Ces quatre propriétés, nous les projetons à l’infini, en fonction de nos besoins et désirs, en un être que nous imaginons exister en dehors de nous, du genre humain et de la nature. Cet être nous l’appelons le Dieu éternel et tout-puissant, d’une intelligence et d’un amour infinis. Son intuition que depuis longtemps la théologie en Occident est devenue athée, Feuerbach l’exprime en une formule ramassée et percutante : la théologie (ou discours sur Dieu) n’est que anthropologie (discours sur l’homme) et physiologie (discours sur la nature). C’est pourquoi la croyance en Dieu constitue, pour ce père de l’athéisme moderne, une erreur théorique, une explication inutilement compliquée, un manque de sincérité (puisque, en adorant Dieu, l’homme n’adore que soi-même) et une voie nuisible au développement de l’homme.
Marx (1818-1883) s’y rallie complètement, considérant que la critique théorique de la religion, la critique du ciel, est achevée, et qu’il ne reste plus désormais, comme chacun le sait, qu’à procéder à la critique pratique de la terre – non pas avec les armes de la critique, mais avec la critique des armes.
Freud (1856-1939), quant à lui, pense que l’homme projette inconsciemment en Dieu, le Père céleste, l’image de son père terrestre dont il est incapable de se défaire, n’ayant pu dans son développement dépasser le stade de l’enfance.
.  Ajoutons à cette liste Nietzsche (1844-1900), le proclamateur de la mort de Dieu. Pour ce penseur les valeurs prêchées par le christianisme, comme l’amour, le pardon, l’humilité, ne sont que des attitudes de faiblesse, que les faibles ont transformées en valeurs, en ressentiment contre les forts qu’ils ne peuvent égaler.
   De l’athéisme post-chrétien, voilà les principaux cas de figures, avec des arguments types, élaborés à tête froide par des grands penseurs du passé, et que certains de nos contemporains, souvent sans en connaître les origines précises, reprennent comme allant de soi, et développent dans une polémique nourrie de passion et de rhétorique.
 
   24-  Remarques
 
La notion de projection, admise comme allant de soi, est hautement imprécise. Il ne s’agit pas là d’un fait constaté, mais d’une idée théorique, suggérant la relation entre deux entités à première vue indépendantes et relevant de deux niveaux de réalité différents. Il paraît donc nécessaire avant tout d’expliquer pourquoi, au lieu de se contenter, comme le veut le positivisme, des données positives, solides, de son expérience, l’homme a la tendance à projeter et poser comme existant en dehors de soi un autre monde au-delà de ses expériences. Selon certains, cette tendance a rendu possible le mécanisme de l’aliénation religieuse. Mais  d’où vient-elle et n’a-t-elle pas une autre signification, celle par exemple de répondre à son désir de se dépasser et de s’élever au-dessus ce qui est acquis ? Est-elle en somme fiable ? A moins qu’on considère ce désir, comme d’ailleurs tout désir, comme une illusion fallacieuse
Ensuite, pour la discussion, il convient de prendre en considération les propos d’Eduard von Hartmann (1842-1906) sur ce fameux argument qui identifie projection et irréalité : ce n’est pas parce que Dieu correspond à mes désirs qu’il doit exister ; mais en revanche ce n’est pas parce qu’il correspond à  mes désirs qu’il ne doit pas exister. Cela veut dire alors que l’argument de la projection ne prouve ni l’existence, ni la non-existence de Dieu, ou de quoi que ce soit.
Aujourd’hui, en réponse à diverses objections, des théologiens reviennent de façon critique sur certaines idées reçues sur Dieu, élaborées dans certaines conditions culturelles déterminées – selon les désirs humains, trop humains – par exemple, celle d’un Dieu tout-puissant qui écraserait la liberté de l’homme, ou bien celle d’un Dieu justicier impitoyable, qui condamnerait les pécheurs à des peines éternelles, comme le poète Dante en a fait une description saisissante dans La divine comédie. C’est d’ailleurs ce qui a servi à cette « pastorale de la peur »  – selon l’expression de l’historien Jean Delumeau –, pastorale dont l’Eglise catholique a fait usage pendant plusieurs siècles.
Suite à cela on a mis en valeur une autre compréhension de Dieu, plus biblique, en lien intime avec la vie et la mort de Jésus de Nazareth. Ainsi depuis quelque temps nous entendons parler de la faiblesse, de la souffrance et de l’humilité de Dieu (F. Varillon), du Dieu crucifié (J. Moltmann), ou du Dieu Amour (Benoît XVI), avec l’insistance sur la Parole qui interpelle la liberté.
 
3-  Quelques considérations finales
 
Au sujet de l’athéisme, deux observations ont été faites. D’une part, l’athéisme est un concept négatif et, du fait même, ne peut logiquement être une position absolue, puisque son contenu est relatif et doit être limité à ce qu’il prétend nier : on ne peut nier que ce dont on a déjà une idée, et non ce dont on n’a encore aucune idée. D’autre part, l’athéisme est l’envers de l’auto-affirmation positive de l’homme doué de raison et doté de volonté autonome.
Héritier de cette longue tradition d’athéisme, Marx cite avec enthousiasme dans sa thèse de doctorat (1841) la profession de foi attribuée à Prométhée : « Je hais tous les dieux »[10]. Donc, pour lui, il ne doit plus être question d’aucun dieu. Il écrit un peu plus tard que, pour libérer l’homme de toutes les aliénations, il faut se laisser guider par « la théorie qui proclame que l’homme est pour l’homme l’être suprême »[11]. Il s’agit donc bien ici de son athéisme agissant et conséquent, le communisme.
On aura vite décelé ici le caractère hautement ambigu de cette dernière proclamation : la question clef est de savoir qui est l’être suprême, et pour qui. Car le premier qui et le second qui n’ont pas le même statut. Ce n’est donc  pas indifférent d’être l’un ou d’être l’autre dans le régime communiste – ce que l’on sait aujourd’hui de façon évidente.
Cependant cette auto-affirmation de l’homme reste liée à la négation d’une donnée préexistante et, comme on vient de le dire, ne peut logiquement, elle non plus, être une affirmation absolue sur un état de fait, mais exprime simplement un désir ou un projet d’avenir. Car quelle que soient les déclarations enthousiastes sur la grandeur de l’homme, personne n’ignore les trois humiliations qui lui ont été infligées successivement par Copernic, Darwin et Freud. De toute façon, l’individu se rend aisément compte des limites aussi bien de sa raison, sa conscience et de ses connaissances, que de l’autonomie de sa volonté et de ses capacités d’agir. Il s’agit de savoir s’il veut rester dans ses limites ou les dépasser, s’il veut se résigner à un destin ou tendre vers une autre destinée proposée.
En se résignant, on renonce à chercher une solution au problème. Ainsi le stoïcisme aboutit à la soumission de l’homme à la nécessité qui régit la réalité totale.
On peut aussi supprimer simplement le problème, comme dans la tradition indienne, où la seule réalité est la divinité qui englobe tout, de sorte que la conscience de notre individualité personnelle et les problèmes qui lui sont liés sont considérés simplement comme de l’illusion, et que, par conséquent,  notre effort doit consister à déconstruire cette conscience illusoire. C’est en ce cadre que le bouddhisme enseigne l’illusion du moi et l’inconsistance de la substance[12]. De cette façon la personne n’est pas sauvée, mieux : il n’y a même personne à sauver !
Si l’on maintient le problème, il faudrait alors prendre au sérieux des limites de l’individu et son désir de les dépasser.
Or le dépassement des limites de l’individu peut prendre plusieurs directions.
Feuerbach décrit deux situations qui manifestent les limites de l’individu humain : la mort et l’amour[13]. Mais refusant le Dieu chrétien – solution qu’il considère comme une aliénation – il pose le genre humain, l’humanité, comme la vraie réalité : Dieu n’est à son avis que le concept du genre humain, projeté comme existant en dehors et au-dessus de l’homme.
 Marx, quant à lui, veut donner un contenu plus riche au genre humain ainsi conçu, mais limité par Feuerbach aux rapports sentimentaux entre les sexes, qui relèvent de l’ordre naturel plus que de l’ordre historique. Il l’appelle « l’être générique » (Gattungswesen)[14], et entend par là tous les rapports humains, économiques, sociaux et politiques, tout en soutenant que le genre humain est l’être absolu de l’homme. Mais on voit mal comment une solution de ce genre pourrait sauver l’autonomie de la personne individuelle, d’autant plus que la mort la fera retomber dans l’ordre de la nature impersonnelle[15].
A ce sujet, on songe à la formule célèbre de l’écrivain russe Dostoïevski : « Si Dieu n’existe pas, tout est permis », formule que quelqu’un – je crois que c’est Maurice Clavel – a reprise en lui adjoignant une précision : « permis, à l’homme et sur l’homme ». On pourrait également citer les remarques pertinentes du philosophe russe Nicolas Berdiaev (1874-1948) dans son Essai d’Autobiographie Spirituelle : « Si Dieu n’existe pas, l’homme est entièrement dépendant de la nature et de la société, du monde et de l’Etat. Si Dieu existe, l’homme est un être spirituellement indépendant, et son comportement à l’égard de Dieu est déterminé par sa liberté, non par sa dépendance »[16].
 
Si la première partie des propos de Berdiaev ne semble pas poser de problème, la seconde n’est pas forcément convaincant pour qui connaît la critique athée des religions.
En effet, pour l’humanisme athée il n’y a guère de différence entre le Dieu transcendant et unique des religions prophétiques – en particulier du christianisme – et les dieux innombrables de la religion de la nature, puisque l’on les critique et refuse de la même façon[17].
Il nous paraît cependant important de faire la distinction entre ces deux catégories de religions. C’est la voie qu’on a choisie dans l’exposé présenté ci-dessus. La raison en est que le christianisme critique toutes les idoles fabriquées par la main de l’homme ou conçues par son esprit, et en ce sens il n’est pas sans connivence avec un certain athéisme.
C’est bien ce qu’a compris le marxiste Ernst Bloch, ancien professeur de philosophie à Leipzig[18] (à l’époque, en République Démocratique Allemande),  qui met en exergue, après le titre de son livre L’athéisme dans le christianisme (1968)[19], la formule pour le moins provocante : « Seul un athée peut être un bon chrétien, seul un chrétien peut être un bon athée ». Rappelons qu’à cette même époque on développe aux Etats Unis, dans le cadre de la sécularisation de la société occidentale, la théologie de la mort de Dieu. Avec autant de provocation que d’ambiguïté.
Du côté catholique, une idée semblable, mais nuancée, se trouve dans l’article assez récent « Le Christianisme comme athéisme suspensif. Réflexions sur le  ‘etsi Deus non daretur’ »[20] du théologien belge de Louvain-la-Neuve, Adolphe Gesché (1928-2003), qui repense de manière critique les positions qu’on vient de mentionner. A propos de Bloch, l’auteur note :  « Il y a donc dans l’athéisme un héritage effectif des potentialités critiques de la religion déjà développées dans le judéo-christianisme » (p. 194). Et remontant l’histoire du christianisme, il relève le dialogue constant entre la théologie et la raison philosophique, et conclut : « Peut-être (…) l’homme peut-il faire à Dieu le sacrifice de beaucoup de choses. Mais jamais celui de la raison » (p. 209). Donc, pas de fidéisme ici.
La nuance déterminante qu’il présente ici, c’est que Dieu ne s’impose pas, ni comme un Dieu-Moloch, par la force, ni comme un Dieu de la preuve philosophique, mais qu’il se propose à l’intérieur d’une alliance libre. C’est donc à choisir. « Le monothéisme n’est pas l’affirmation d’un seul Dieu, mais le choix d’un seul Dieu, ce qui manifeste la liberté de cette confession » (p. 203). L’adhésion est toujours suspendue à la décision de l’homme. Ainsi « l’athéisme demeure une possibilité interne à la foi en Dieu » (p. 205) et par conséquent « le choix de l’athéisme reste toujours une possibilité pour le catéchumène » (p. 206). Et commentant Tertullien, l’auteur écrit : « Dans l’héritage chrétien de ce thème de l’alliance, on doit alors souligner la singularité chrétienne du baptême. Alors qu’on naît juif ou musulman en vertu de la naissance, ‘on ne naît pas chrétien, on le devient’ » (p. 205).
 
Le choix que l’auteur vient d’évoquer est important, car il concerne la destinée que l’homme peut réussir ou manquer. Théoriquement il mérite qu’on le prend en main de façon raisonnée, au lieu de le laisser à l’arbitraire des intuitions ou des sentiments changeants. Gesché, pour sa part, donne ses propres raisons de croire dans un article publié 14 ans plus tôt : « Pourquoi je crois en Dieu » (1988)[21], où il reconnaît au préalable que « les preuves de Dieu ont ceci de singulier, de ne convaincre que ceux qui croient (et pour qui elles n’ont point été faites) et de ne pas convaincre ceux qui ne croient pas (et auxquels pourtant elles sont destinées) ! (…) Le plus loyal serait peut-être de considérer que l’incroyance comme la croyance nous traversent tous, et que le mieux serait sans doute de s’adresser à l’incroyant qui sommeille en nous et au croyant qu’à certaines heures l’incroyant rencontre en lui. Les hommes, ici, sont tous de très proches parents »[22]. Bien d’autres personnes ont livré leurs diverses raisons de croire ou de ne pas croire, et parfois de manière beaucoup plus passionnée.
Pratiquement tout n’est cependant pas aussi transparent, me semble-t-il. Non seulement parce qu’il y a en permanence l’incroyant qui sommeille dans le croyant et parce que notre connaissance et notre volonté ont incontestablement des limites, mais surtout parce que nos connaissances et nos décisions ne sont pas tout à fait indépendantes de ce que le philosophe Alfred Schütz (1899-1959) appelle notre situation biographique, laquelle fait corps avec notre personnalité et évolue avec le hasard de nos rencontres.
Le manque de transparence provient principalement du fait que, comme le reconnaît saint Jean : « Dieu, personne ne l’a jamais vu » (Jn 1, 18). Nous avons, certes, l’idée de l’Absolu, immanent ou transcendant au monde, peu importe. Nous pouvons également croire à son existence. Mais même dans cette éventualité, qu’est-ce que cela me fait ? Car si l’Absolu ne me parle pas, alors il ne me dit rien.
Or justement le Dieu judéo-chrétien est, dit-on, un Dieu qui parle aux hommes pour leur proposer une destinée. Pas directement, on le sait, et pas non plus dans une langue dite sacrée, cela va de soi. Et d’habitude on précise que Dieu se révèle comme Créateur du monde, mais si c’est le cas, le monde créé ne serait que la trace de Dieu, et donc ne dit rien de ce qu’il pourrait être pour nous, rien de ce qui pourrait nous intéresser. Pour la religion juive Dieu se révèle dans les événements de l’histoire de ce peuple, pour le christianisme il se révèle dans la vie et la mort du rabbi Jésus appelé Christ. Mais ici se pose un nouveau problème : d’où vient la clef de l’interprétation, sans laquelle, au lieu d’y percevoir, venant d’ailleurs, la présence et la parole de Dieu, on ne voit que l’histoire d’un peuple ou celle d’un homme, explicables par une conjonction de facteurs intra-mondains à découvrir ? La réponse, dirait-on encore, est que la clef de l’interprétation est détenue par des porte-parole, des prophètes, ou des témoins de Dieu. Mais sur ce point précisément il faudrait pouvoir s’entendre sur les critères permettant de les authentifier.  Que de problèmes ! Mais ne n’est pas tout.
Supposons que tous ces problèmes aient été résolus, il reste la fragilité du témoin et de sa parole. D’une part, il y a plusieurs raisons qui font que, dans la transmission du message parlé ou écrit, le témoin peut ne pas être totalement fidèle, et l’auditeur peut comprendre un peu autrement, à cause de la différence de leurs situations biographiques respectives. C’est pourquoi une entente entre les témoins – témoignage collectif de la communauté religieuse – est nécessaire pour maintenir l’intégrité du message, et pour cela on fait recours à des énoncés doctrinaux fixés en une dogmatique[23], ainsi qu’aux règles de conduite (morale et rituel) .
D’autre part la parole est fragile. On sait que le langage rend possible la mise en ordre et la récapitulation du passé, du présent et du futur, ce qui implique, dans le même moment actuel, la rétention du passé (mémoire) l’attention du présent et l’attente du futur (projet). Seulement le temps n’existe que raconté, comme dit Paul Ricœur. Et la narration, l’histoire racontée, comporte toujours une mise en intrigue, qui donne à l’histoire racontée la cohérence et la plausibilité, mais qui écarte du même coup tous les éléments qui n’entrent pas dans l’intrigue choisie. La mémoire qui fait vivre est toujours sélective. Ainsi la Bible ne raconte pas tout : on choisit des éléments, on les raconte en les interprétant selon cette intrigue qu’est l’histoire cahotante des rapports entre Dieu et l’homme. La parole n’a pas ici la puissance contraignante de la force brute : elle ne fait qu’interpeller l’homme et lui proposer une voie qui permet de construire sa personne.
Il y a donc des raisons de croire, et il y a aussi des raisons à ne pas croire. Et au-dessus de toutes ces raisons, il y a la liberté d’engagement de chacun.
 
La position d’Adolphe Gesché me semble bien tenir compte de la problématique de notre temps. Toutefois elle rompt avec la position idéologique, selon laquelle chacun aurait à choisir unilatéralement entre la raison et la croyance, « entre le Royaume et les ténèbres » (Jacques Monod), comme si nous pouvions accéder tout seuls à la raison et à l’autonomie, sans jamais faire foi à quelqu’un. Dans la voie ainsi ouverte, l’athéisme comme recul critique et la foi comme engagement sont imbriqués l’un dans l’autre : la foi apparaît comme l’athéisme provisoirement surmonté, et l’athéisme, comme la suspension d’une foi arrêtée trop tôt sur un Dieu aliénant, qui ne serait pas transcendant et dont la raison humaine pourrait faire complètement le tour (un Dieu qui n’en est pas un), autrement dit, une foi close sur le passé acquis, une foi sans eschatologie – plutôt un savoir – et qui, pour l’avenir, ne veut prendre aucun risque dans l’attente ou l’espérance, au-delà du présent, de quelque chose qui pourrait encore étonner, bref, de quelque nouvelle révélation.
Ces deux attitudes me font penser à la distinction, faite par le philosophe français Emmanuel Levinas (1906-1995), entre deux types d’hommes : ceux qui, comme Ulysse, cherchent la sécurité dans le retour à l’identité, dans le repli sur leur chez-soi, et ceux qui, comme Abraham le père des croyants, s’ouvrant à l’altérité, prennent le risque de s’aventurer hors de chez-soi, pour suivre l’appel de l’Autre.  
Dans cet affrontement, parfois passionné, entre croyants et incroyants, ne faudrait-il pas plutôt reconnaître l’ajustement difficile à l’intérieur de chaque personne, éveillée à la liberté et l’autonomie, entre le désir irréalisable de se tenir debout uniquement par soi-même, et l’acceptation d’exister par autrui, c’est-à-dire par les autres, et éventuellement grâce à leur médiation, par le Tout Autre, le Dieu transcendant ?
 
 
                                                                                  Lambersart, le 4 Mai 2007

 
[1]  Comment s’entendre sur une définition unique de la religion et sur les critères  de la vraie ou la meilleure religion ? Dans le cadre de la mission chrétienne – comme de toute religion universelle – on se pose la question : si toutes les religions contiennent des éléments de salut, si toutes les religions se valent pour le salut, alors à quoi bon la mission ? Pour contribuer à une solution satisfaisante, notons déjà le caractère équivoque de la question, puisque les mots « salut » ou « libération » ne désignent pas le même contenu pour toutes les religions.
[2]  Cf. Peter L. Berger and Thomas Luckmann, The social construction of reality, Penguin Universit Books, 1966.
[3]  Distinction inspirée de Karl Marx. Car il est tout à fait remarquable que les carnets de notes de lecture de ce penseur sur la critique de la religion, prises lors de la préparation de sa thèse de doctorat en philosophie (1841), ne contiennent presque exclusivement que des extraits des penseurs de l’Antiquité et des Temps Modernes, concernant respectivement les religions de la nature et la religion chrétienne, en laissant de côté dix siècles du Moyen Âge de pensée chrétienne. Cf. Tran Van Toàn, « La religion dans les lectures du jeune Marx », « I. Marx lecteur des philosophes de l’Antiquité », dans : Mélanges de  Science Religieuse, t. 50 (1993), pp. 309-340. – « II.  Marx lecteur des penseurs des Temps Modernes », dans : Mél. Sc. Rel., t. 51 (1994), pp. 53-80 et 181-200.
[4]  F. Copleston, Histoire de la philosophie, * La Grèce et Rome, Casterman, 1964, p. 60.
[5]  Feuerbach, le père de l’athéisme moderne, en donne la formule percutante : « C’est sur les tombeaux des hommes que sont nés les dieux » (Sämtliche Werke, Leipzig, 1846, t. I, p. 369).
[6]  Cf. Psaume 115 sur le vrai Dieu : « Elles (les idoles) ont une bouche et ne parlent pas » (verset 5).
[7]  C’est le sens du récit de la création du premier chapitre de la Genèse.
[8]  C’est le sens des trois tentations surmontées par Jésus (Evangile de Luc  4, 1-13).
[9]  Cf. Tran Van Toàn,   « Le regard des missionnaires catholiques sur le bouddhisme au Vietnam du XVIIe au XVIIIe siècle », dans : Françoise Jacquin & Jean-François Zorn, L’altérité religieuse, un défi pour la mission chrétienne, CREDIC, Coll. « Mémoire d’Eglises », Paris, Karthala, 2001, pp. 59-86.

[10]  Karl Marx, Œuvres III, Philosophie, Bibl. de la Pléiade, Gallimard, 1982, p. 14.
[11]  Op. cit., p. 3.
[12]  Signalons toutefois que dans le bouddhisme tardif, influencé ou plutôt récupéré par les religions populaires, le Bouddha trouve sa place parmi les divinités du panthéon populaire, avec la tendance à devenir la divinité suprême, omnisciente, tout-puissante et miséricordieuse.
[13]  Cf. Tran Van Toan, « La mort et le problème de Dieu dans la pensée de Ludwig Feuerbach”, Revue philosophique de Louvain, t. 73 (1975), 304-361, et « L’amour comme seule transcendance : Ludwig Feuerbach », dans : Jacques Delesalle et Tran Van Toan, Quand l’amour éclipse Dieu, Paris, Cerf, 1984, pp. 101-163.
[14]  Cf. Tran Van Toan, « Notes sur le concept de Gattungswesen dans la pensée de Karl Marx », Rev. Phil. Louvain, t. 69 (1971) 525-536.
[15]  Cf. Tran Van Toan, « Marx et le problème de la mort », Mélanges de Science Religieuse (N° du Centenaire des Facultés Catholiques de Lille), t. 34 (1977), 179-186.
[16]  Paris, Ed. Buchet-Chastel, 1958, p.222. Cf. aussi à ce sujet : Et si Dieu n’existait pas ? (ouvrage collectif sous la direction de Adolphe Gesché et Paul Scolas), Cerf – Université Catholique de Louvain, Faculté de Théologie, 2002.
[17] C’est Hegel qui a, dans sa Philosophie de la Religion, considéré le christianisme comme la religion ayant dépassé dialectiquement toutes les religions, et donc comme la religion accomplie, laquelle à son tour est dépassée dans la philosophie, la sienne. Ce faisant il a, à notre avis, situé le christianisme au même niveau que les autres religions ayant réalisé, les unes après les autres, le concept de religion.
[18] Connu des théologiens chrétiens par sa philosophie du « pas encore » et son « principe espérance ».
[19]  Atheismus im Christentum. Zur Religion des Exodus und des Reiches, Suhrkamp, Frankfurt a.M., 1968.
[20] Revue théologique de Louvain, t. 33 (2002), 187-210. Article contemporain du livre cité à la note 15 ci-dessus.
[21]  Paru dans la revue belge La Foi et le Temps (Tournai), t. XVIII (1988-4), 317-342. L’article a été repris dans le fascicule III, intitulé Dieu, de son œuvre Dieu pour penser, Paris, Cerf, 1993, 2e édition 2001, pp. 125-152.  (N.B. : pour penser jusqu’au bout, et non pour interdire de penser). L’auteur y donne six raisons de sa foi : 1) parce qu’il y a des incroyants, (donc ma foi est libre), 2) parce que je suis né dans un milieu chrétien, 3) parce que je suis né dans un foyer croyant, 4) parce qu’il y a Jésus-Christ, 5) parce que cette foi me construit, 6) parce que Dieu est ce qu’il est. – C’est la cinquième raison qui me paraît déterminante.
[22] Dieu pour penser : III. Dieu, 2001, p. 125.
[23]  On comprend pourquoi les religions, dont on vante le caractère non-dogmatique, sont divisées en une pluralité d’écoles et de sectes, avec des positions souvent inconciliables, même sur les questions fondamentales.

 

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