L’athéisme face aux religions
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TRẦN Văn Toàn
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Résumé
L’athéisme
est un concept négatif : il n’a de sens que relativement à ce qui
le précède et qu’il dénie : les dieux ou Dieu. Le mot religion, de
son côté, couvre des réalités très diverses, allant du culte de Dieu
ou des dieux jusqu’à l’indifférence aux dieux ou même leur négation.
Le rapport entre athéisme et religion n’est donc pas celui d’une
absolue contradiction, il se présente au contraire sous de nombreux
cas de figures, parfois inattendus, allant d’une forte opposition à
une certaine connivence, car les deux ont ceci de commun : ils
concernent la destinée que l’homme aura reconnue ou choisie.
Préliminaires
L’athéisme est un phénomène culturel propre à l’Occident, me
semble-t-il, à cet Occident formé pendant deux millénaires par deux
éléments conjugués :
la raison
grecque
et la
foi judéo-chrétienne.
La raison grecque surgit comme un retour réfléchi,
critique,
sur différents domaines de l’expérience humaine, pour y mettre de
l’ordre et de la cohérence, quant à la forme, et pour viser à
l’horizon la vérité, quant au contenu. C’est ce qui a rendu possible
l’autonomie de la raison philosophique et scientifique par rapport à
la religion, la politique, et la morale. La foi judéo-chrétienne met
en valeur
la personne
individuelle tendue vers l’au-delà transcendant, et permet de
prendre personnellement de la distance à l’égard des divinités
représentant des forces de la nature et des facultés et passions
humaines. Une telle prise de distance ne serait pas possible si
l’individu restait immergé dans la nature ou la société. A vrai
dire, c’est le Dieu transcendant qui ici semble faire problème, car
on voit mal pourquoi nier ces divinités immanentes au monde et si
proches de l’homme. C’est ainsi que l’athéisme ne se présente nulle
part ailleurs sous une forme aussi vigoureuse qu’en cet Occident
chrétien.
Avant d’entrer dans le sujet, commençons par délimiter les concepts
en jeu ici.
01-
L’intitulé « L’athéisme et les religions » pourrait faire croire à
une exclusion mutuelle des deux termes. Mais « sans Dieu », cela ne
signifie pas obligatoirement « sans religion ». Le rapport entre ces
deux termes mérite d’être précisé, car aucun des deux n’a de
connotation bien délimitée. D’ailleurs il en est de même pour les
termes comme :
areligieux,
antireligieux, antithéiste.
D’une part, l’athéisme est un concept négatif. Son contenu est
déterminé et en même temps relativisé par ce qu’il prétend nier, à
savoir Dieu ou les dieux, ou plus exactement par des idées les plus
diverses qu’on se fait de Dieu ou des dieux. Si la négation des
dieux bien définis du polythéisme a un contenu précis, elle reste
relative à ce contenu particulier et ne peut être généralisée. En
revanche, la négation du Dieu transcendant, qu’on ne peut cerner
conceptuellement de manière exhaustive, mais seulement viser selon
une certaine direction, cette négation reste pour le moins
imprécise.
De toute façon, qu’il s’agisse du Dieu transcendant du monothéisme,
ou des dieux innombrables du polythéisme, cette négation qui touche
au problème de la destinée que l’homme aura reconnue ou choisie, est
l’envers de cet endroit qu’est l’affirmation de ce qu’on tient pour
la réalité véritable et ultime : l’homme et la nature. L’on songe à
l’équation posée naguère par Karl Marx dans ses
Manuscrits
économico-philosophiques
(Paris, 1844) : Humanisme = Naturalisme. L’athéisme, phénomène
postérieur à l’apparition des religions, se pose comme un autre
façon de s’intéresser à la destinée humaine.
D’autre part, le mot religion a des sens multiples. Tantôt il
désigne, comme dans la tradition occidentale, le lien, le rapport
que l’homme entretient avec les êtres supérieurs, divinités ou
autres. Tantôt il a, comme en Asie Orientale, le sens très général
de « voie à suivre » (en chinois :
dào)
ou « enseignement transmis par les Anciens ou ancêtres » (en
chinois :
zongjiào),
sans aucune précision sur ce en quoi consiste cette voie ou le
contenu de cet enseignement. Ainsi le culte de Dieu ou des dieux
peut être appelé religion, entendue dans ce sens général et vague de
« voie », ou bien d’ « enseignement ». Mais il y a aussi bien
d’autres voies ou enseignements qui ne préconisent aucun culte de
dieux ou divinités, comme dans certaines branches du bouddhisme.
C’est pourquoi le mot religion couvre tout un ensemble de croyances
en des objets les plus disparates et des pratiques les plus variées,
visant des buts divers, voire incompatibles, et cela parfois à
l’intérieur d’une même religion. Quand le mot peut désigner
n’importe quoi, il ne désigne plus rien de précis. L’on songe, par
exemple, à la voie d’un Jim Jones, de la secte du Temple du Soleil,
des Raéliens, de la Scientologie, etc. Tout le monde n’est pas
d’accord pour les appeler « religion », sauf certains Etats qui le
font, mais sur le simple critère de la fiscalité . C’est la raison
pour laquelle il n’est pas facile de trouver un terrain d’entente
pour un vrai dialogue sur les religions et entre les religions[1].
L’athéisme ne s’oppose donc aux religions que dans la mesure où
leurs croyances et leurs pratiques concernent les rapports entre
l’homme et Dieu ou les dieux. Et cela avec plusieurs degrés et
modalités dans la négation.
02-
Il existe une opposition radicale entre la religion biblique et
l’athéisme. Nous lisons dans le Psaume 14, verset 1 : « L’insensé a
dit en son cœur : Il n’y a pas de Dieu ».
Mais cela n’empêche que, pour le croyant, la présence et l’action de
Dieu n’apparaissent pas toujours évidentes comme des choses
palpables. Dans des moments de détresse, le croyant, comme Jésus sur
la croix, les prophètes ou les martyrs dans l’épreuve suprême, peut
faire siennes les paroles du Psaume 22, verset 2 : « Mon Dieu, mon
Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? », ou celle du Psaume 42, verset
4 : « Mes larmes sont mon pain jour et nuit, tandis qu’on me dit
tout le jour : Où est-il ton Dieu ? ». Et comme pour faire de la
surenchère, l’Evangile de Jean déclare : « Dieu, personne ne l’a
jamais vu », même s’il ajoute : « Un Dieu Fils unique qui est dans
le sein du Père, celui-là l’a fait connaître » (Jn 1, 18). Mais
ceci, de nouveau, n’est pas évident non plus pour tout le monde.
Ceci suggère déjà que le monothéisme ne se pose qu’avec la négation,
ou du moins la neutralisation, toujours provisoire – dans la ligne
même de l’athéisme – des multiples tentations d’idolâtrer diverses
réalités relatives. Ce n’est donc pas un non-sens que de se poser
des questions sur Dieu, même dans le cadre de la religion révélée.
D’ailleurs le croyant ne peut s’empêcher de le faire.
Ajoutons que dans nos expériences – y compris l’expérience de Dieu –
il n’y a jamais de faits bruts, mais il n’y a que des faits perçus
selon les limites de nos capacités sensorielles, et interprétés
selon nos idées théoriques acquises dans une culture déterminée.
Nous pensons naïvement vivre dans le même monde physique, objectif,
mais nous ne l’expérimentons pas effectivement de la même façon, et
naturellement nous en élaborons des interprétations différentes.
Ainsi l’objectivité en science est une construction des
scientifiques. De même, la réalité qui nous entoure est, elle aussi,
une construction sociale[2].
Dans la mesure où des religions se posent, en s’opposant et en
opposant leurs dieux, elles sont pour ainsi dire athées les unes par
rapport aux autres. Ainsi les religions monothéistes nient les
divinités des religions polythéistes, et inversement. Il arrive
aussi de nos jours que certains théologiens prétendent que le
christianisme n’est pas une religion mais une foi, entendant par
religion l’effort que l’homme déploie tout seul pour se sauver. Il y
en a même qui, pendant les années 60 du dernier siècle, faisaient
aux Etats-Unis principalement, sans doute à la suite de Nietzsche,
la « théologie de la mort de Dieu ».
Je voudrais tout d’abord distinguer deux sortes d’athéisme[3]
: l’athéisme relatif aux religions de la nature et
l’athéisme relatif à la religion chrétienne, elle-même critique des
premières. Après quoi je proposerais quelques réflexions plus
personnelles à discuter.
1- L’athéisme relatif aux religions de la nature
10-
Remarque générale : Dans les religions de la nature, appelées aussi
religions traditionnelles, qui semblent exister depuis toujours chez
tous les peuples, sans fondateur connu, le monde est plein de dieux
ou d’esprits. Ce sont des puissances agissantes, reconnues comme
habitant certains phénomènes naturels, éléments et forces de la
nature, certains animaux, certains hommes qui se distinguent des
autres, tels les rois, les chefs militaires, ainsi que les âmes des
morts. En Chine, les taoïstes pensent que chacun des organes vitaux
de l’homme est aussi habité par une divinité.
Ce sont des puissances supérieures dont manifestement l’homme dépend
pour vivre. Il en craint l’action nuisible et en même temps il est
attiré par leur action favorable. D’où les sentiments de crainte et
de reconnaissance. S’il s’agit de puissances impersonnelles, il doit
chercher à en connaître le fonctionnement pour agir sur elles, pour
les soumettre à son commandement, soit par des rites magiques, soit
par des techniques, celles-ci donneront plus tard lieu à la
connaissance scientifique. S’il s’agit de puissances douées d’une
certaine intelligence et volonté ou des caprices imprévisibles,
alors il faut savoir comment gagner leurs faveurs, par exemple, en
leur offrant, dans un rapport marchand, des sacrifices, parfois
cruels même, qui sont censés leur plaire.
Généralement le culte de ces divinités ou esprits se pratique
spontanément dans la population, mais il y a des cas où, comme dans
le shintoïsme (la voie des dieux) japonais, l’Etat le prend en
charge et le codifie, sans doute pour mieux contrôler les individus.
Tout cela a été mis en question en Occident par la religion de la
Bible, d’une part, et par la pensée rationnelle dans l’Antiquité
gréco-romaine, d’autre part. Ceci suggère une certaine connivence
entre la religion de la Bible et la raison grecque.
11-
Dans l’Antiquité gréco-romaine, sans aller toujours jusqu’à nier
l’existence des dieux, la pensée rationnelle mettait déjà en
question bien des choses à leur sujet, ce qui frôle de près
l’athéisme. En effet les philosophes critiquait la religion
populaire, dont les dieux ne font que représenter les forces de la
nature ou les passions des hommes, et qui par conséquent attribue
aux dieux les passions prosaïquement humaines, ce qui conduit
souvent à ce que l’on considère au niveau humain comme de
l’immoralité.
La pluralité des dieux leur pose un problème insoluble : comme on ne
peut pas plaire à tout le monde, ce qui plaît à Vénus ou Aphrodite
doit déplaire à Junon ou Héra. Ainsi
Socrate,
mis en scène par Platon dans le dialogue Euthyphron, demande à un
prêtre ce qu’est la piété. C’est de faire ce qui plaît aux dieux,
répond celui-ci. Socrate lui rétorque : mais si ce qui plaît à un
dieu déplaît à un autre ?
Xénophane
critique la représentation populaire des dieux : à son avis « si les
bœufs et les chevaux ou les lions avaient des mains, et pouvaient
peindre avec leurs mains, et produire des œuvres d’art comme les
hommes, les chevaux peindraient les formes des dieux comme des
chevaux, et les bœufs comme des bœufs, et ils feraient leur corps à
l’image de leurs différentes espèces »[4].
Certains diront plus tard que c’est l’homme crée qui Dieu à son
image.
Si le peuple a peur des dieux puissants dont les caprices sont
imprévisibles, les philosophes pensent à des dieux plutôt abstraits,
éloignés des hommes, et dont la propriété principale est
l’immortalité.
Epicure
ne nie pas l’existence des dieux, mais, répondant à l’idée reçue,
selon laquelle la religion est née de la peur, peur des dieux (timor
fecit deos),
et peur de la mort[5],
il enseigne d’une part, que les dieux sont bienheureux dans leur
monde et ne s’occupent pas de notre monde, et d’autre part, que tant
que nous vivons, la mort n’est pas, et quand la mort est là, c’est
nous qui ne sommes plus, et par conséquent il n’y a donc aucune
raison d’avoir peur.
Enfin, on retient du philosophe sceptique
Sextus
Empiricus
(IIe-IIIe siècle) le fameux argument de l’existence du mal contre
l’idée de la toute-puissance et de la providence divines : ou bien
la divinité peut, mais ne veut pas éliminer le mal, alors elle ne
prend pas soin de nous ; ou bien elle le veut, mais ne le peut pas,
alors elle est impuissante. Dans les deux cas, cela n’est pas
conforme à l’idée que nous avons de la divinité.
Du côté romain, on connaît l’explication matérialiste du monde
proposé par le philosophe et poète
Lucrèce
(99
ou 98 av. J.-C. – 55)
dans son poème
De rerum natura.
Ici disparaissent les dieux qu’Epicure a simplement mis hors jeu.
12-
Critiquant la religion païenne, la Bible effectue la désacralisation
de trois réalités vénérées habituellement comme divines dans la
société : la nature, le pouvoir et la sexualité, et cela par la foi
en un Dieu unique et transcendant, qui, contrairement aux dieux
païens, parle aux hommes et s’intéresse à leur destinée. Dieu, que
l’on ne peut voir sans mourir, ou que personne n’a vu, parle par ses
porte-parole, les prophètes. C’est la religion prophétique. Un dieu
qui ne parle pas, ne dit rien aux hommes de la Bible[6].
Les diverses puissances, forces de la nature, détenteurs du pouvoir
ou sexualité, que l’homme a jusqu’ici vénérées
comme des divinités, sont considérées ici comme de simples créatures
de Dieu[7]
qui seul est saint, incomparable.
C’est ainsi que toutes les religions issues de la révélation
biblique pourchassent l’idolâtrie, le culte des idoles, des faux
dieux. On sait, par exemple, que beaucoup de peuples de grande
culture attribuent à leur souverain une origine divine ou presque,
et pas seulement dans l’Antiquité. Car de nos jours encore, à la
place des anciens dieux, on se crée ou s’impose de multiples idoles
nouvelles à adorer : chefs politiques, chanteurs à la mode, sportifs
en vue, stars de cinéma, etc. Pour elles on est prêt à sacrifier son
temps et sa fortune. Les croyants en un Dieu transcendant renoncent
à toutes ces idoles, mieux encore, à toutes ces images idolâtriques
par lesquelles on croit pouvoir cerner Dieu. Rien d’étonnant qu’ils
apparaissent comme des athées pour les adorateurs d’idoles. Ainsi
les premiers chrétiens étaient considérés comme des athées par
rapport aux dieux des Romains et à leur empereur divinisé[8].
13-
Ajoutons à cette critique un courant de pensée venant de l’Orient :
le bouddhisme. Celui-ci ne reconnaît aucun Dieu transcendant
créateur, mais prend en compte la croyance hindoue de l’époque en
l’existence des innombrables dieux. Il considère le mode d’existence
de ces derniers comme n’étant que l’un des six modes possibles, dans
lesquels les êtres se réincarnent dans ce monde. Mais comme ce
monde, soumis à la causalité et à la réincarnation, n’est pour lui
qu’illusion et souffrance sans fin, l’homme doit se libérer seul par
ses propres forces, non pas en cherchant à devenir des dieux qui
eux-mêmes ont besoin de libération, mais en se sauvant précisément
de ce monde. Ainsi ni Dieu, ni les dieux, ne devraient intéresser le
disciple de Bouddha. Cette position n’est peut-être pas vraiment de
l’athéisme, mais elle en a tout l’air.
Signalons toutefois que Bouddha a été dans la suite récupéré en Asie
par la religion populaire polythéiste, beaucoup moins austère, qui,
un peu partout, a fait de lui un dieu de plus parmi d’autres, ou
même le dieu suprême, créateur à la fois tout-puissant et
miséricordieux, que l’on prie et adore. Cet avatar du bouddhisme ne
semble pas bien conforme à l’enseignement de son fondateur. Ce qui a
fait dire aux missionnaires en Asie au XVIIe siècle, d’ailleurs non
sans fondement, que les bouddhistes ont un double langage : en
enseignant tantôt l’athéisme pour les initiés (les moines), tantôt
l’idolâtrie pour la masse populaire[9].
Mais vu le grand nombre d’écoles bouddhiques, et suite au caractère
non dogmatique attribué au bouddhisme, il faudrait bien s’y
attendre. Mais ceci est encore une autre histoire.
2- L’athéisme relatif au christianisme
20-
Remarque générale : Foi et Raison
Le christianisme a en commun avec le judaïsme la même histoire
religieuse, le même type d’expérience du Dieu, qui n’est pas là
comme une chose naturelle, mais qui se révèle dans l’histoire. Puis,
au contact avec les peuples qui n’ont pas cette même histoire, il a
fallu pour présenter la foi tenir compte de leur histoire et
culture. Ainsi la sagesse païenne a été récupérée et intégrée (les
écrits sapientiaux) avec la prédication prophétique dans la Bible.
De même, dans la Première Lettre de saint Pierre, il a été
recommandé aux chrétiens : « Soyez toujours prêts à répondre à
quiconque vous demande raison de l’espérance qui est en vous, mais
avec douceur et respect » (I Pi 3, 15-16). C’est que, en prêchant la
bonne nouvelle dans le monde hellénistique, les disciples de Jésus
ont rencontré un type d’hommes, formés à la pensée rationnelle, qui
posaient des questions et des mises en cause, et auxquels il fallait
présenter la foi dans un langage sensé, rationnel, capable
d’entraîner la conviction.
La foi chrétienne, qui ne peut se contenter du fidéisme, lié à une
compréhension littérale des livres sacrés, n’a pas à regretter
d’avoir dès ses débuts pris au sérieux la raison. Celle-ci lui
permet, par l’exercice vigilant de la critique, de ne pas être
submergée par des intuitions incontrôlables et des sentiments
inconstants et incontrôlés, et d’éviter la dérive vers la
superstition, comme dans certains courants contemporains de
religiosité. L’on mesure aujourd’hui l’importance de l’encyclique de
Jean-Paul II,
Fides et Ratio
(15-10-1998).
Si la raison soulève des problèmes dont la réponse devrait conduire
à une certitude et une conviction personnelles de mieux en mieux
fondées, elle risque aussi par ses questionnements d’ébranler des
certitudes provisoirement acquises, et parfois même de conduire à un
certain athéisme. Dans ces conditions, ce qui est important n’est
pas de choisir la foi contre la raison, ou l’inverse, mais
d’intégrer celle-ci dans une foi digne de l’homme doué de raison et
de liberté.
Le christianisme répand dans le monde hellénique la foi en un Dieu
transcendant, héritée du judaïsme. Ce faisant il s’associe à la
pensée rationnelle gréco-latine pour repenser cette foi, et en même
temps pour lutter contre le polythéisme païen au cours des siècles
de rencontre avec les nouveaux peuples. C’est ce que saint Augustin
a exposé dans les premiers livres de son œuvre
La cité de
Dieu.
21-
La mise en cause de l’idée de Dieu
Il y a plusieurs niveaux dans la mise en cause de Dieu.
Comme dit précédemment, l’athéisme étant un concept négatif, la
négation de Dieu présuppose une idée bien déterminée de Dieu, idée
qu’on considère comme impossible ou inadmissible. On a vu ci-dessus
comment déjà l’Antiquité classique a joué l’existence du mal contre
l’idée de la toute-puissance et de la bonté de la divinité. C’est
aussi la tentation qu’a connu Israël, le peuple de l’Alliance, au
moment de la catastrophe de la défaite et de l’Exil et, plus proche
de nous, de la Shoa. Il a pu maintenir sa foi en découvrant que Dieu
ne peut être réduit à n’être qu’un Dieu utile, une chose ou un
instrument au service des désirs de l’homme centré sur lui-même.
Pour en finir avec Dieu, on utilise encore aujourd’hui ce type de
raisonnement. Mais la conséquence est que si Dieu n’existait pas,
l’homme serait seul à assumer la responsabilité du mal qu’il dénonce
lui-même dans le monde.
Dans le monde chrétien, l’élaboration, dans les premiers siècles, de
la doctrine de la Trinité et de l’Incarnation, moyennant des
concepts de nature et personne, a suscité tant de controverses,
parfois musclées, et épuisé toutes les ressources d’ingéniosité des
théologiens. On avait l’impression d’avoir réussi enfin à déterminer
conceptuellement ce qu’est le Dieu chrétien. Sans toutefois
convaincre tout le monde, ce qui a entraîné la séparation de pans
entiers de la chrétienté. Au Moyen-Âge, prenant conscience de
l’inadéquation de nos concepts humains pour cerner le mystère de
Dieu, on a relativisé la portée des doctrines traditionnelles sur
Dieu, en disant que nos concepts peuvent bien être utilisés pour
affirmer ce
qu’est Dieu, mais en même temps il faut nier qu’ils désignent
exactement le même contenu que dans les réalités humaines, et enfin
ajouter que ce que nous attribuons à Dieu, il le possède à un niveau
éminemment supérieur. C’est ce qu’on appelle la triple voie de
l’affirmation,
de la
négation
et de l’éminence.
Notons que l’excès de langage rationnel, en philosophie comme en
théologie, a l’inconvénient de réduire le Dieu vivant de la Bible,
le Dieu qui parle, qui interpelle l’homme et à qui l’homme répond
par l’invocation, au Dieu des philosophes, conçu selon les normes de
notre raison et énoncé comme un objet de connaissance, un objet dont
on parle à la troisième personne, autrement dit, au Dieu du déisme,
et non un sujet qu’on invoque à la seconde personne. Or le déisme,
qui se développe au
XVIIIe siècle avec l’idée de la religion naturelle et la croyance en
un Dieu seulement Créateur ou un Dieu horloger, mais non Révélateur
– un Dieu qui ne parle pas – , est précisément le précurseur de
l’athéisme moderne.
22-
La mise en cause des conséquences
inadmissibles de la foi
La foi en Dieu, plus ou moins bien comprise, a au cours des siècles
engendré ou, du moins, justifié certaines pratiques, que ses
détracteurs jugent néfastes pour la société et pour l’individu. Il
s’agit avant tout du contre-témoignage des croyants, et ceci vaut
aussi pour les autres religions monothéistes. Tantôt on lui reproche
la dévaluation des réalités terrestres, la fuite hors du monde
considéré comme la vallée de larmes – le lieu de la souffrance, pour
le bouddhisme. Tantôt on fait grief aux dirigeants de l’Eglise, même
déjà séparée du pouvoir politique, de vouloir encore asservir le
monde par un pouvoir fondé d’en haut. Et l’on cite volontiers dans
le passé la violence de l’Inquisition, des différentes croisades à
l’intérieur et à l’extérieur du monde occidental.
La guerre des religions en Europe, comme des guerres saintes à côté
de l’Europe, a cependant fait réfléchir. Et des penseurs croyants,
tels
Hugo Grotius
(1583-1645), en arrivent à penser que, pour vivre en paix dans la
société comme entre les nations, il faut fonder la validité des
droits de l’homme, selon sa formule :
etsi Deus non
daretur,
c’est-à-dire pratiquement, comme si Dieu n’existait pas, et
théoriquement, même si Dieu n’existait pas. On aura reconnu ici
l’origine du processus de la sécularisation en Occident. Beaucoup
ignore que cela correspond précisément à la séparation, préconisée
par le christianisme, entre politique et religion.
A l’athéisme méthodologique dans la philosophie et dans les sciences
s’ajoute un certain athéisme pratique qui commence à s’affirmer dans
la société encore croyante en Occident. En effet, si les hommes des
siècles antérieurs percevaient le monde, qu’ils n’avaient pas fait,
comme un monde donné, et donné nécessairement par quelqu’un d’autre
– d’où l’idée de création –, les hommes d’aujourd’hui ne perçoivent
généralement dans leur entourage proche que des produits de leur
travail, des choses fabriquées par d’autres hommes. Ainsi on n’a
plus besoin de l’hypothèse Dieu dans l’explication scientifique et
philosophique du monde, de même dans l’élaboration des principes
régulant la vie politique, sociale et même morale. En morale et en
politique précisément, l’aspiration humaine à l’autonomie, à la
liberté et à la démocratie semble se heurter à la volonté de Dieu et
d’une Eglise habituée à tout régenter.
23-
La mise en cause de l’existence de Dieu
Après cette mise en cause de l’idée de Dieu forgée tant bien que mal
dans l’esprit du déisme, divers penseurs au XIXe siècle ont
entrepris de démontrer la non-existence de Dieu. Ici commence le
vrai athéisme.
Il y a tout d’abord ceux qui sont convaincus que seul ce qui est
matériel, sensible, peut exister. C’est la position du positivisme
scientiste, partagé par bon nombre de penseurs. Mais peut-on
identifier, comme l’a fait G. Berkeley (1685-1753), le réel et le
perçu (esse
est percipi)
et en conclure que ce que nous ne percevons pas n’existe pas ?
Il y a ensuite ceux pour qui Dieu ne serait qu’une projection de
l’esprit de l’homme. Et cela de diverses façons. Selon
Feuerbach
(1804-1872), nos deux concepts d’intelligence
et d’amour
proviennent de l’expérience que nous avons de l’homme, et nos deux
autres concepts de
puissance
et d’éternité,
de notre expérience de la nature puissante et toujours pareille à
elle-même. Ces quatre propriétés, nous les projetons à l’infini, en
fonction de nos besoins et désirs, en un être que nous imaginons
exister en dehors de nous, du genre humain et de la nature. Cet être
nous l’appelons le Dieu éternel et tout-puissant, d’une intelligence
et d’un amour infinis. Son intuition que depuis longtemps la
théologie en Occident est devenue athée, Feuerbach l’exprime en une
formule ramassée et percutante : la
théologie
(ou discours sur Dieu) n’est que
anthropologie
(discours sur l’homme) et
physiologie
(discours sur la nature). C’est pourquoi la croyance en Dieu
constitue, pour ce père de l’athéisme moderne, une erreur théorique,
une explication inutilement compliquée, un manque de sincérité
(puisque, en adorant Dieu, l’homme n’adore que soi-même) et une voie
nuisible au développement de l’homme.
Marx
(1818-1883) s’y rallie complètement, considérant que la critique
théorique de la religion, la critique du ciel, est achevée, et qu’il
ne reste plus désormais, comme chacun le sait, qu’à procéder à la
critique pratique de la terre – non pas avec les armes de la
critique, mais avec la critique des armes.
Freud (1856-1939),
quant à lui, pense que l’homme projette inconsciemment en Dieu, le
Père céleste, l’image de son père terrestre dont il est incapable de
se défaire, n’ayant pu dans son développement dépasser le stade de
l’enfance.
. Ajoutons à cette liste
Nietzsche
(1844-1900), le proclamateur de la mort de Dieu. Pour ce penseur les
valeurs prêchées par le christianisme, comme l’amour, le pardon,
l’humilité, ne sont que des attitudes de faiblesse, que les faibles
ont transformées en valeurs, en ressentiment contre les forts qu’ils
ne peuvent égaler.
De l’athéisme post-chrétien, voilà les principaux cas de figures,
avec des arguments types, élaborés à tête froide par des grands
penseurs du passé, et que certains de nos contemporains, souvent
sans en connaître les origines précises, reprennent comme allant de
soi, et développent dans une polémique nourrie de passion et de
rhétorique.
24- Remarques
La notion de projection, admise comme allant de soi, est hautement
imprécise. Il ne s’agit pas là d’un fait constaté, mais d’une idée
théorique, suggérant la relation entre deux entités à première vue
indépendantes et relevant de deux niveaux de réalité différents. Il
paraît donc nécessaire avant tout d’expliquer pourquoi, au lieu de
se contenter, comme le veut le positivisme, des données positives,
solides, de son expérience, l’homme a la tendance à projeter et
poser comme existant en dehors de soi un autre monde au-delà de ses
expériences. Selon certains, cette tendance a rendu possible le
mécanisme de l’aliénation religieuse. Mais d’où vient-elle et
n’a-t-elle pas une autre signification, celle par exemple de
répondre à son désir de se dépasser et de s’élever au-dessus ce qui
est acquis ? Est-elle en somme fiable ? A moins qu’on considère ce
désir, comme d’ailleurs tout désir, comme une illusion fallacieuse
Ensuite, pour la discussion, il convient de prendre en considération
les propos d’Eduard
von
Hartmann (1842-1906)
sur ce fameux argument qui identifie projection et irréalité : ce
n’est pas parce que Dieu correspond à mes désirs qu’il doit
exister ; mais en revanche ce n’est pas parce qu’il correspond à
mes désirs qu’il ne doit pas exister. Cela veut dire alors que
l’argument de la projection ne prouve ni l’existence, ni la
non-existence de Dieu, ou de quoi que ce soit.
Aujourd’hui, en réponse à diverses objections, des théologiens
reviennent de façon critique sur certaines idées reçues sur Dieu,
élaborées dans certaines conditions culturelles déterminées – selon
les désirs humains, trop humains – par exemple, celle d’un Dieu
tout-puissant qui écraserait la liberté de l’homme, ou bien celle
d’un Dieu justicier impitoyable, qui condamnerait les pécheurs à des
peines éternelles, comme le poète Dante en a fait une description
saisissante dans
La divine
comédie.
C’est d’ailleurs ce qui a servi à cette « pastorale de la peur » –
selon l’expression de l’historien Jean Delumeau –, pastorale dont
l’Eglise catholique a fait usage pendant plusieurs siècles.
Suite à cela on a mis en valeur une autre compréhension de Dieu,
plus biblique, en lien intime avec la vie et la mort de Jésus de
Nazareth. Ainsi depuis quelque temps nous entendons parler de la
faiblesse, de la souffrance et de l’humilité de Dieu (F. Varillon),
du Dieu crucifié (J. Moltmann), ou du Dieu Amour (Benoît XVI), avec
l’insistance sur la Parole qui interpelle la liberté.
3- Quelques considérations finales
Au sujet de l’athéisme, deux observations ont été faites. D’une
part, l’athéisme est un concept négatif et, du fait même, ne peut
logiquement être une position absolue, puisque son contenu est
relatif et doit être limité à ce qu’il prétend nier : on ne peut
nier que ce dont on a déjà une idée, et non ce dont on n’a encore
aucune idée. D’autre part, l’athéisme est l’envers de
l’auto-affirmation positive de l’homme doué de raison et doté de
volonté autonome.
Héritier de cette longue tradition d’athéisme, Marx cite avec
enthousiasme dans sa thèse de doctorat (1841) la profession de foi
attribuée à Prométhée : « Je hais tous les dieux »[10].
Donc, pour lui, il ne doit plus être question d’aucun
dieu. Il écrit un peu plus tard que, pour libérer l’homme de toutes
les aliénations, il faut se laisser guider par « la théorie qui
proclame que l’homme est pour l’homme l’être suprême »[11].
Il s’agit donc bien ici de son athéisme agissant et
conséquent, le communisme.
On aura vite décelé ici le caractère hautement ambigu de cette
dernière proclamation : la question clef est de savoir
qui
est l’être suprême, et
pour qui.
Car le premier
qui
et le second
qui
n’ont pas le même statut. Ce n’est donc pas indifférent d’être l’un
ou d’être l’autre dans le régime communiste – ce que l’on sait
aujourd’hui de façon évidente.
Cependant cette auto-affirmation de l’homme reste liée à la négation
d’une donnée préexistante et, comme on vient de le dire, ne peut
logiquement, elle non plus, être une affirmation absolue sur un état
de fait, mais exprime simplement un désir ou un projet d’avenir. Car
quelle que soient les déclarations enthousiastes sur la grandeur de
l’homme, personne n’ignore les trois humiliations qui lui ont été
infligées successivement par Copernic, Darwin et Freud. De toute
façon, l’individu se rend aisément compte des limites aussi bien de
sa raison, sa conscience et de ses connaissances, que de l’autonomie
de sa volonté et de ses capacités d’agir. Il s’agit de savoir s’il
veut rester dans ses limites ou les dépasser, s’il veut se résigner
à un destin ou tendre vers une autre destinée proposée.
En se résignant, on renonce à chercher une solution au problème.
Ainsi le stoïcisme aboutit à la soumission de l’homme à la nécessité
qui régit la réalité totale.
On peut aussi supprimer simplement le problème, comme dans la
tradition indienne, où la seule réalité est la divinité qui englobe
tout, de sorte que la conscience de notre individualité personnelle
et les problèmes qui lui sont liés sont considérés simplement comme
de l’illusion, et que, par conséquent, notre effort doit consister
à déconstruire cette conscience illusoire. C’est en ce cadre que le
bouddhisme enseigne l’illusion du moi et l’inconsistance de la
substance[12].
De cette façon la personne n’est pas sauvée, mieux : il n’y a même
personne à sauver !
Si l’on maintient le problème, il faudrait alors prendre au sérieux
des limites de l’individu et son désir de les dépasser.
Or le dépassement des limites de l’individu peut prendre plusieurs
directions.
Feuerbach
décrit deux situations qui manifestent les limites de l’individu
humain : la mort et l’amour[13].
Mais refusant le Dieu chrétien – solution qu’il considère comme une
aliénation – il pose le genre humain, l’humanité, comme la vraie
réalité : Dieu n’est à son avis que le concept du genre humain,
projeté comme existant en dehors et au-dessus de l’homme.
Marx,
quant à lui, veut donner un contenu plus riche au genre humain ainsi
conçu, mais limité par Feuerbach aux rapports sentimentaux entre les
sexes, qui relèvent de l’ordre naturel plus que de l’ordre
historique. Il l’appelle « l’être générique » (Gattungswesen)[14],
et entend par là tous les rapports humains, économiques, sociaux et
politiques, tout en soutenant que le genre humain est l’être absolu
de l’homme. Mais on voit mal comment une solution de ce genre
pourrait sauver l’autonomie de la personne individuelle, d’autant
plus que la mort la fera retomber dans l’ordre de la nature
impersonnelle[15].
A ce sujet, on songe à la formule célèbre de l’écrivain russe
Dostoïevski : « Si Dieu n’existe pas, tout est permis », formule que
quelqu’un – je crois que c’est Maurice Clavel – a reprise en lui
adjoignant une précision : « permis, à l’homme et sur l’homme ». On
pourrait également citer les remarques pertinentes du philosophe
russe Nicolas Berdiaev (1874-1948) dans son
Essai
d’Autobiographie Spirituelle :
« Si Dieu n’existe pas, l’homme est entièrement dépendant de la
nature et de la société, du monde et de l’Etat. Si Dieu existe,
l’homme est un être spirituellement indépendant, et son comportement
à l’égard de Dieu est déterminé par sa liberté, non par sa
dépendance »[16].
Si la première partie des propos de Berdiaev ne semble pas poser de
problème, la seconde n’est pas forcément convaincant pour qui
connaît la critique athée des religions.
En effet, pour l’humanisme athée il n’y a guère de différence entre
le Dieu transcendant et unique des religions prophétiques – en
particulier du christianisme – et les dieux innombrables de la
religion de la nature, puisque l’on les critique et refuse de la
même façon[17].
Il nous paraît cependant important de faire la distinction entre ces
deux catégories de religions. C’est la voie qu’on a choisie dans
l’exposé présenté ci-dessus. La raison en est que le christianisme
critique toutes les idoles fabriquées par la main de l’homme ou
conçues par son esprit, et en ce sens il n’est pas sans connivence
avec un certain athéisme.
C’est bien ce qu’a compris le marxiste Ernst Bloch, ancien
professeur de philosophie à Leipzig[18]
(à l’époque, en République Démocratique Allemande),
qui met en exergue, après le titre de son livre
L’athéisme dans
le christianisme (1968)[19],
la formule pour le moins provocante : « Seul un athée peut être un
bon chrétien, seul un chrétien peut être un bon athée ». Rappelons
qu’à cette même époque on développe aux Etats Unis, dans le cadre de
la sécularisation de la société occidentale, la théologie de la mort
de Dieu. Avec autant de provocation que d’ambiguïté.
Du côté catholique, une idée semblable, mais nuancée, se trouve dans
l’article assez récent « Le Christianisme comme athéisme suspensif.
Réflexions sur le ‘etsi Deus non daretur’ »[20]
du théologien belge de Louvain-la-Neuve, Adolphe
Gesché (1928-2003), qui repense de manière critique les positions
qu’on vient de mentionner. A propos de Bloch, l’auteur note : « Il
y a donc dans l’athéisme un héritage effectif des potentialités
critiques de la religion déjà développées dans le
judéo-christianisme » (p. 194). Et remontant l’histoire du
christianisme, il relève le dialogue constant entre la théologie et
la raison philosophique, et conclut : « Peut-être (…) l’homme
peut-il faire à Dieu le sacrifice de beaucoup de choses. Mais jamais
celui de la raison » (p. 209). Donc, pas de fidéisme ici.
La nuance déterminante qu’il présente ici, c’est que Dieu ne
s’impose pas, ni comme un Dieu-Moloch, par la force, ni comme un
Dieu de la preuve philosophique, mais qu’il se propose à l’intérieur
d’une alliance libre. C’est donc à choisir. « Le monothéisme n’est
pas l’affirmation d’un seul Dieu, mais le choix d’un seul Dieu, ce
qui manifeste la liberté de cette confession » (p. 203). L’adhésion
est toujours suspendue à la décision de l’homme. Ainsi « l’athéisme
demeure une possibilité
interne
à la foi en Dieu » (p. 205) et par conséquent « le choix de
l’athéisme reste toujours une possibilité pour le catéchumène » (p.
206). Et commentant Tertullien, l’auteur écrit : « Dans l’héritage
chrétien de ce thème de l’alliance, on doit alors souligner la
singularité chrétienne du baptême. Alors qu’on naît juif ou musulman
en vertu de la naissance, ‘on ne naît pas chrétien, on le devient’ »
(p. 205).
Le choix que l’auteur vient d’évoquer est important, car il concerne
la destinée que l’homme peut réussir ou manquer. Théoriquement il
mérite qu’on le prend en main de façon raisonnée, au lieu de le
laisser à l’arbitraire des intuitions ou des sentiments changeants.
Gesché, pour sa part, donne ses propres raisons de croire dans un
article publié 14 ans plus tôt : « Pourquoi je crois en Dieu »
(1988)[21],
où il reconnaît au préalable que « les preuves de Dieu ont ceci de
singulier, de ne convaincre que ceux qui croient (et pour qui elles
n’ont point été faites) et de ne pas convaincre ceux qui ne croient
pas (et auxquels pourtant elles sont destinées) ! (…) Le plus loyal
serait peut-être de considérer que l’incroyance comme la croyance
nous traversent tous, et que le mieux serait sans doute de
s’adresser à l’incroyant qui sommeille en nous et au croyant qu’à
certaines heures l’incroyant rencontre en lui. Les hommes, ici, sont
tous de très proches parents »[22].
Bien d’autres personnes ont livré leurs diverses raisons de croire
ou de ne pas croire, et parfois de manière beaucoup plus passionnée.
Pratiquement tout n’est cependant pas aussi transparent, me
semble-t-il. Non seulement parce qu’il y a en permanence l’incroyant
qui sommeille dans le croyant et parce que notre connaissance et
notre volonté ont incontestablement des limites, mais surtout parce
que nos connaissances et nos décisions ne sont pas tout à fait
indépendantes de ce que le philosophe Alfred Schütz (1899-1959)
appelle notre
situation
biographique,
laquelle fait corps avec notre personnalité et évolue avec le hasard
de nos rencontres.
Le manque de transparence provient principalement du fait que, comme
le reconnaît saint Jean : « Dieu, personne ne l’a jamais vu » (Jn 1,
18). Nous avons, certes, l’idée de l’Absolu, immanent ou
transcendant au monde, peu importe. Nous pouvons également croire à
son existence. Mais même dans cette éventualité, qu’est-ce que cela
me fait ? Car si l’Absolu ne me parle pas, alors il ne me dit rien.
Or justement le Dieu judéo-chrétien est, dit-on, un Dieu qui parle
aux hommes pour leur proposer une destinée. Pas directement, on le
sait, et pas non plus dans une langue dite sacrée, cela va de soi.
Et d’habitude on précise que Dieu se révèle comme Créateur du monde,
mais si c’est le cas, le monde créé ne serait que la trace de Dieu,
et donc ne dit rien de ce qu’il pourrait être pour nous, rien de ce
qui pourrait nous intéresser. Pour la religion juive Dieu se révèle
dans les événements de l’histoire de ce peuple, pour le
christianisme il se révèle dans la vie et la mort du rabbi Jésus
appelé Christ. Mais ici se pose un nouveau problème : d’où vient la
clef de l’interprétation, sans laquelle, au lieu d’y percevoir,
venant d’ailleurs, la présence et la parole de Dieu, on ne voit que
l’histoire d’un peuple ou celle d’un homme, explicables par une
conjonction de facteurs intra-mondains à découvrir ? La réponse,
dirait-on encore, est que la clef de l’interprétation est détenue
par des porte-parole, des prophètes, ou des témoins de Dieu. Mais
sur ce point précisément il faudrait pouvoir s’entendre sur les
critères permettant de les authentifier. Que de problèmes ! Mais ne
n’est pas tout.
Supposons que tous ces problèmes aient été résolus, il reste la
fragilité du témoin et de sa parole. D’une part, il y a plusieurs
raisons qui font que, dans la transmission du message parlé ou
écrit, le témoin peut ne pas être totalement fidèle, et l’auditeur
peut comprendre un peu autrement, à cause de la différence de leurs
situations biographiques respectives. C’est pourquoi une entente
entre les témoins – témoignage collectif de la communauté religieuse
– est nécessaire pour maintenir l’intégrité du message, et pour cela
on fait recours à des énoncés doctrinaux fixés en une dogmatique[23],
ainsi qu’aux règles de conduite (morale et rituel) .
D’autre part la parole est fragile. On sait que le langage rend
possible la mise en ordre et la récapitulation du passé, du présent
et du futur, ce qui implique, dans le même moment actuel, la
rétention du passé (mémoire) l’attention du présent et l’attente du
futur (projet). Seulement le temps n’existe que raconté, comme dit
Paul Ricœur. Et la narration, l’histoire racontée, comporte toujours
une mise en intrigue, qui donne à l’histoire racontée la cohérence
et la plausibilité, mais qui écarte du même coup tous les éléments
qui n’entrent pas dans l’intrigue choisie. La mémoire qui fait vivre
est toujours sélective. Ainsi la Bible ne raconte pas tout : on
choisit des éléments, on les raconte en les interprétant selon cette
intrigue qu’est l’histoire cahotante des rapports entre Dieu et
l’homme. La parole n’a pas ici la puissance contraignante de la
force brute : elle ne fait qu’interpeller l’homme et lui proposer
une voie qui permet de construire sa personne.
Il y a donc des raisons de croire, et il y a aussi des raisons à ne
pas croire. Et au-dessus de toutes ces raisons, il y a la liberté
d’engagement de chacun.
La position d’Adolphe
Gesché me semble bien tenir compte de la problématique de notre
temps. Toutefois elle rompt avec la position idéologique, selon
laquelle chacun aurait à choisir unilatéralement entre la raison et
la croyance, « entre le Royaume et les ténèbres » (Jacques Monod),
comme si nous pouvions accéder tout seuls à la raison et à
l’autonomie, sans jamais faire foi à quelqu’un.
Dans la voie ainsi ouverte, l’athéisme comme recul critique et la
foi comme engagement sont imbriqués l’un dans l’autre : la foi
apparaît comme l’athéisme provisoirement surmonté, et l’athéisme,
comme la suspension d’une foi arrêtée trop tôt sur un Dieu aliénant,
qui ne serait pas transcendant et dont la raison humaine pourrait
faire complètement le tour (un Dieu qui n’en est pas un), autrement
dit, une foi close sur le passé acquis, une foi sans eschatologie –
plutôt un savoir – et qui, pour l’avenir, ne veut prendre aucun
risque dans l’attente ou l’espérance,
au-delà
du présent, de quelque chose qui pourrait encore étonner, bref, de
quelque nouvelle révélation.
Ces deux attitudes me font penser à la distinction, faite par le
philosophe français Emmanuel Levinas (1906-1995), entre deux types
d’hommes : ceux qui, comme Ulysse, cherchent la sécurité dans le
retour à l’identité, dans le repli sur leur chez-soi, et ceux qui,
comme Abraham le père des croyants, s’ouvrant à l’altérité, prennent
le risque de s’aventurer hors de chez-soi, pour suivre l’appel de
l’Autre.
Dans cet affrontement, parfois passionné, entre croyants et
incroyants, ne faudrait-il pas plutôt reconnaître l’ajustement
difficile à l’intérieur de chaque personne, éveillée à la liberté et
l’autonomie, entre le désir irréalisable de se tenir debout
uniquement par soi-même, et l’acceptation d’exister par autrui,
c’est-à-dire par les autres, et éventuellement grâce à leur
médiation, par le Tout Autre, le Dieu transcendant ?
Lambersart,
le 4 Mai 2007
[1] Comment s’entendre sur une définition
unique de la religion et sur les critères de la vraie ou la
meilleure religion ? Dans le cadre de la mission chrétienne
– comme de toute religion universelle – on se pose la
question : si toutes les religions contiennent des éléments
de salut, si toutes les religions se valent pour le salut,
alors à quoi bon la mission ? Pour contribuer à une solution
satisfaisante, notons déjà le caractère équivoque de la
question, puisque les mots « salut » ou « libération » ne
désignent pas le même contenu pour toutes les religions.
[2] Cf. Peter L.
Berger and Thomas Luckmann, The social construction of
reality, Penguin Universit Books, 1966.
[3]
Distinction inspirée de Karl Marx. Car il est tout à fait
remarquable que les carnets de notes de lecture de ce
penseur sur la critique de la religion, prises lors de la
préparation de sa thèse de doctorat en philosophie (1841),
ne contiennent presque exclusivement que des extraits des
penseurs de l’Antiquité et
des Temps Modernes, concernant respectivement les religions
de la nature et la religion chrétienne, en laissant de côté
dix siècles du Moyen Âge de pensée chrétienne. Cf. Tran Van
Toàn, « La religion dans les lectures du jeune Marx », « I.
Marx lecteur des philosophes de l’Antiquité », dans :
Mélanges de Science Religieuse, t. 50 (1993), pp.
309-340. – « II. Marx lecteur des penseurs des Temps
Modernes », dans : Mél. Sc. Rel., t. 51 (1994), pp.
53-80 et 181-200.
[4] F. Copleston, Histoire de la
philosophie, * La Grèce et Rome, Casterman, 1964, p. 60.
[5] Feuerbach, le père de l’athéisme
moderne, en donne la formule percutante : « C’est sur les
tombeaux des hommes que sont nés les dieux » (Sämtliche
Werke, Leipzig, 1846, t. I, p. 369).
[6] Cf. Psaume 115 sur le vrai
Dieu : « Elles (les idoles) ont une bouche et ne parlent
pas » (verset 5).
[7] C’est le sens du récit de la création
du premier chapitre de la Genèse.
[8] C’est le sens des trois tentations
surmontées par Jésus (Evangile de Luc 4, 1-13).
[9] Cf.
Tran Van Toàn,
« Le regard des
missionnaires catholiques sur le bouddhisme au Vietnam du
XVIIe au XVIIIe siècle », dans : Françoise Jacquin &
Jean-François Zorn, L’altérité religieuse, un défi pour
la mission chrétienne, CREDIC, Coll. « Mémoire
d’Eglises », Paris, Karthala, 2001, pp. 59-86.
[10] Karl Marx, Œuvres III,
Philosophie, Bibl. de la Pléiade, Gallimard, 1982, p.
14.
[11] Op. cit., p.
3.
[12] Signalons toutefois que dans le
bouddhisme tardif, influencé ou plutôt récupéré par les
religions populaires, le Bouddha trouve sa place parmi les
divinités du panthéon populaire, avec la tendance à devenir
la divinité suprême, omnisciente, tout-puissante et
miséricordieuse.
[13] Cf. Tran Van Toan, « La mort et le
problème de Dieu dans la pensée de Ludwig Feuerbach”,
Revue philosophique de Louvain, t. 73 (1975), 304-361,
et « L’amour comme seule transcendance : Ludwig Feuerbach »,
dans : Jacques Delesalle et Tran Van Toan, Quand l’amour
éclipse Dieu, Paris, Cerf, 1984, pp. 101-163.
[14] Cf. Tran Van Toan, « Notes sur le
concept de Gattungswesen dans la pensée de Karl
Marx », Rev. Phil. Louvain, t. 69 (1971) 525-536.
[15] Cf. Tran Van Toan, « Marx et le
problème de la mort », Mélanges de Science Religieuse
(N° du Centenaire des Facultés Catholiques de Lille), t. 34
(1977), 179-186.
[16] Paris, Ed. Buchet-Chastel, 1958,
p.222. Cf. aussi à ce sujet : Et si Dieu n’existait pas ?
(ouvrage collectif sous la direction de Adolphe Gesché
et Paul Scolas), Cerf – Université Catholique de Louvain,
Faculté de Théologie, 2002.
[17] C’est Hegel qui a, dans sa
Philosophie de la Religion, considéré le christianisme
comme la religion ayant dépassé dialectiquement toutes les
religions, et donc comme la religion accomplie, laquelle à
son tour est dépassée dans la philosophie, la sienne. Ce
faisant il a, à notre avis, situé le christianisme au même
niveau que les autres religions ayant réalisé, les unes
après les autres, le concept de religion.
[18] Connu des théologiens chrétiens par
sa philosophie du « pas encore » et son « principe
espérance ».
[19] Atheismus im
Christentum. Zur Religion des Exodus und des Reiches,
Suhrkamp, Frankfurt a.M., 1968.
[20] Revue théologique de Louvain,
t. 33 (2002), 187-210. Article contemporain du livre cité à
la note 15 ci-dessus.
[21] Paru dans la revue belge La Foi
et le Temps (Tournai), t. XVIII (1988-4), 317-342.
L’article a été repris dans le fascicule III, intitulé
Dieu, de son œuvre Dieu pour penser, Paris, Cerf,
1993, 2e édition 2001, pp. 125-152. (N.B. :
pour penser jusqu’au bout, et non pour interdire de
penser). L’auteur y donne six raisons de sa foi : 1)
parce qu’il y a des incroyants, (donc ma foi est libre), 2)
parce que je suis né dans un milieu chrétien, 3) parce que
je suis né dans un foyer croyant, 4) parce qu’il y a
Jésus-Christ, 5) parce que cette foi me construit, 6) parce
que Dieu est ce qu’il est. – C’est la cinquième raison qui
me paraît déterminante.
[22] Dieu pour penser : III. Dieu,
2001, p. 125.
[23] On comprend pourquoi les religions,
dont on vante le caractère non-dogmatique, sont divisées en
une pluralité d’écoles et de sectes, avec des positions
souvent inconciliables, même sur les questions
fondamentales.
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