Chủ Nhật, 26 tháng 10, 2014

Problèmes d’inculturation et de réception

Problèmes d’inculturation et de réception
A propos de la greffe du christianisme au Vietnam
 
  TRAN Van Toàn
                                                                                      
   Nemo dat quod non habet
   (Personne ne donne ce qu’il n’a pas)
  Quidquid recipitur ad modum recipientis recipitur
  (Ce qui est reçu est réceptionné selon les modalités de celui qui reçoit)
 
            Je voudrais utiliser le cas particulier du christianisme au Vietnam pour illustrer le problème général, valable dans tout échange culturel, de l’ interdépendance entre l’inculturation et la réception.
            Le christianisme est greffé sur la vie culturelle et religieuse du Vietnam depuis quatre siècles. Ce fait indiscutable est diversement interprété. Réjouissant et encourageant pour les uns ; décevant pour les autres qui disent :  « aurait pu mieux faire ! » ou : « n’a pas pu mieux faire !» ; et enfin contesté par d’autres encore qui estiment que cela n’aurait jamais dû arriver.
            Ces interprétations tournent autour de deux pivots : l’inculturation comme entrée d’un élément nouveau et une certaine idée de l’identité vietnamienne comme lieu d’accueil pour cet élément. Cette identité est, à son tour, conçue de manière statique, semble-t-il, comme foncièrement orientale et prédonnée, sinon donnée comme telle depuis toujours, immuable et close, allergique à tout corps étranger. L’identité se définit dans le cas qui nous concerne par la négation, l’exclusion de ce qu’on considère comme étranger, et se résume dans une formule percutante, comme on le disait autrefois : l’unité des trois doctrines (confucianisme, taoïsme et bouddhisme), ou comme certains le prétendent de nos jours : le bouddhisme, c’est la nation vietnamienne.
Les deux propositions mises en exergue ci-dessus ont pour but de délimiter les contours de l’élément nouveau qui entre et en même temps du milieu qui l’accueille. Car d’une part, le missionnaire ne peut donner que ce qu’il a : il est donc hors de propos d’exiger de lui ce qu’il ne peut donner ; et d’autre part, le milieu socio-culturel qui l’accueille ne peut le faire que sur la base de ce qu’il est et de ce qu’il possède : ainsi l’individu qui accueille ne peut réceptionner que selon sa situation biographique – pour utiliser l’expression du philosophe Alfred Schütz (1899-1959) [1]. Cette situation comprend non seulement son état biologique, social, historique et culturel, mais aussi ses désirs, ses options, ses projets personnels, sociaux et politiques.
Devant les obstacles culturels rencontrés par les missionnaires, les théologiens chrétiens posent depuis quelque temps le problème de l’inculturation : comment faire entrer le message chrétien dans les cultures non européennes. Réfléchissant sur la diffusion du christianisme dans le passé, ils font vigoureusement leur autocritique à propos des attitudes exclusiviste, inclusiviste ou pluraliste, attitudes fondées sur les différentes positions ecclésiocentriste, christocentriste, théocentriste ou régnocentriste. Ces propos de teneur plutôt générale et abstraite, en un mot, théorique, ne peuvent fournir aucune suggestion concrète pour la pratique, d’autant plus qu’ils semblent, dans le dialogue des religions, prendre celles-ci abstraitement comme des entités entières et figées, au lieu de s’intéresser à des hommes croyants dans leur diversité. Ainsi la question posée naguère par … Lénine – dans un autre contexte, bien sûr – reste encore ici pertinente : Que faire ?
Si j’ai utilisé le mot « inculturation », malgré son sens peu précis, c’est qu’il est en vogue et qu’il désigne en gros le domaine encore mal délimité de nos recherches. Mais pour être plus suggestif, je préfère, pour mon compte, employer le terme « greffe », reprise à Huynh Kim Khanh, qui l’a appliqué au communisme vietnamien dans son étude très sérieuse Vietnamese Communism, 1925-1945 (Cornell University Press, Ithaca and London, 1982). Ce concept de greffe a, à mon avis, l’avantage de dépasser les oppositions conceptuelles insolubles entre les positions exclusiviste, inclusiviste et pluraliste, mentionnées ci-dessus, tout en faisant ressortir l’idée très simple à comprendre, que l’on ne peut greffer n’importe quoi sur n’importe quoi, et que dans la greffe réussie ni le greffon, ni le tronc qui le reçoit ne perd son identité.
Pour les tenants de l’identité close du Vietnam, il y a deux greffons venant tous les deux de l’Europe et qui peuvent mettre en danger le corps de la nation, c’est  le christianisme et le communisme. Le problème, c’est que les communistes actuellement au pouvoir revendiquent eux-aussi d’être des gardiens de l’identité de cette nation, qu’ils veulent libérer à la fois de l’impérialisme venant de l’extérieur et du féodalisme séculaire établi à l’intérieur, et en même temps de toute religion et des cléricalismes de tout bord.
C’est dans ce contexte que, depuis un quart de siècle, un groupe de catholiques vietnamiens, redoutant d’être mis à l’écart de l’identité nationale, ont constitué l’association « Catholicisme et Nation », d’ailleurs très active. Ils ont en effet trop entendu reprocher au christianisme – à tort ou à raison, ce n’est pas la question ici – d’avoir été, sur le plan pratique, de connivence avec le colonialisme, sur le plan théorique, une doctrine étrangère à la tradition nationale, et dans l’ensemble, d’avoir eu une contribution nulle ou négligeable à l’avancement de la culture nationale. Cette dernière appréciation est cependant en train d’être révisée, suite à des études historiques et sociologiques réalisées récemment au Vietnam. Témoin un fait significatif : le missionnaire Alexandre de Rhodes, jésuite avignonnais du XVII siècle, dont tout souvenir fut effacé après 1975, sur ordonnance du gouvernement de la République Socialiste du Vietnam, a été de nouveau – comme c’est aussi le cas de Louis Pasteur – remis en honneur, reconnu comme celui qui avait mis au point  l’écriture romanisée du vietnamien, adoptée aujourd’hui comme l’écriture de la langue nationale (quôc-ngü).
Si la greffe du christianisme au Vietnam pose certains problèmes, c’est, entre autres, du fait qu’il  n’est pas arrivé dans un terrain vierge, mais dans une situation de trop plein, car le pays connaît déjà, comme dans d’autres pays de l’Asie Orientale, non seulement les trois religions, confucianisme, taoïsme et bouddhisme, mais encore la religion populaire, traditionnelle, et le tout sous le contrôle du pouvoir confucéen, gérant de l’identité nationale close.
Je me propose d’aborder la question en deux temps : le premier sera réservé aux  Considérations sur les échanges culturels en général, et le second, aux Problèmes particuliers de la greffe du christianisme au Vietnam.
1-    Considérations sur les échanges culturels en général 
11- La crise actuelle de la transmission       
 
Nous vivons aujourd’hui en Occident une crise de la transmission. Cette crise ne concerne pas le domaine du savoir scientifique et du savoir-faire technique, car ici l’accord universel s’obtient tout naturellement par les méthodes opératoires de démonstration et de vérification. Elle touche plutôt le domaine du sens : celui de la pensée portant sur la conception générale du monde, celui de l’action morale basée sur la distinction du Bien et du Mal, et enfin celui de la religion – principalement le christianisme – impliquant la signification ultime à donner à l’existence humaine.
Plusieurs facteurs dans l’histoire culturelle de l’Occident sont à l’origine de cette situation : a) l’émergence de la personne autonome, quittant  l’anonymat sécurisé au sein le la collectivité, avec le risque d’un certain déracinement ; b) la sécularisation de la société qui reconnaît l’autonomie du politique, de la morale, de la science et de la philosophie par rapport à la religion ; et  c) le pluralisme culturel, perceptible lors des échanges entre les peuples et qui, d’une part, révèle la relativité des positions acquises dans diverses traditions et, d’autre part, ouvre à la personne, devenue autonome et libérée de la tradition un large éventail de valeurs pour son libre choix. L’embarras du choix qui implique la perte des points de repère,  peut engendrer la déstabilisation de l’individu laissé à lui-même et qui devient incertain et instable.
Cette crise atteint aussi les populations d’autres continents qui dans leur culture n’ont connu ni la séparation entre le religieux et le profane, ni l’autonomie de la personne. Leur contact avec des Occidentaux les fait entrer dans cette même crise. Il s’agit ici surtout des populations récemment immigrées en Occident : séparées de leur communauté d’origine,  mal intégrées et désorientées dans les sociétés d’accueil, elles  perdent des références pour leur conduite. Habituées à se laisser diriger par les représentants de leur tradition, elles sont crispées sur leurs modes de vie traditionnelle et cherchent leur identité dans le communautarisme, autour de leurs sorciers, gourous, chefs religieux ou maîtres de sagesse. Ainsi c’est dans les terres d’accueil ou d’exil  que, avec l’aide de nouveaux clercs (nouveau « cléricalisme »), qu’elles cherchent à définir leur identité figée par opposition à la culture ambiante, alors que dans leur pays d’origine cette question d’identité ne se pose pour ainsi dire pas.
Le résultat de cette situation paraît paradoxale : l’Occidental d’aujourd’hui se sent libéré de sa tradition religieuse, que souvent il rejette même sans la connaître et, sans critique, il se fait ouvert, accueillant, perméable à tout ce qui vient de l’extérieur, tout en restant fondamentalement instable dans ses choix momentanés. Alors que l’immigré, crispé sur sa tradition religieuse et peu au courant de l’histoire culturelle de l’Occident, voit dans cet accueil même la supériorité et le succès de sa religion.
 
12- La situation en Asie Orientale à l’arrivée des missionnaires
 
            Il y a quatre ou cinq siècles, l’immigré qu’était le missionnaire occidental se trouvait devant une situation tout autre dans les pays d’accueil, Chine, Japon ou Vietnam.
En effet la société n’était pas sécularisée : la religion se distinguait à peine des autres activités culturelles. Et les mots inventés pour désigner le mot occidental de religion, signifient soit la « voie » (dào), soit le mode de transmission « enseignement traditionnel » (zongjiào). Par ailleurs, c’était le pouvoir royal ou impérial qui exerçait le contrôle sur les activités religieuses, par des dotations aux communautés religieuses ou par des brevets autorisant et finançant divers cultes populaires. Dans ce cadre, l’introduction d’un nouveau culte venant d’ailleurs et qui suivait d’autres règles, devait être considérée, abstraction faite de son contenu, comme anormale. Cela n’empêchait pas que certains souverains, chinois et vietnamiens, aient donné aux missionnaires l’autorisation de prêcher. Mais c’était des situations exceptionnelles.
De plus, l’individu n’émergeant pas encore comme personne autonome se conformait tout simplement à ce que pensaient, décidaient et faisaient les autorités politiques et familiales. Dans ces conditions la conversion individuelle visée par les missionnaires était pour la population locale une prise de position et un engagement  pleins de risques : suivre la voie de l’étranger, c’était manquer de fidélité au roi, et de piété à l’égard des ancêtres et parents, c’était se mettre à l’écart de la solidarité avec la collectivité, ce qui en somme équivalait à une trahison, difficile à assumer.
Ce problème de conscience posé à l’individu en ces termes semblait inconnu au Vietnam à cette époque. En effet, les trois religions (confucianisme, taoïsme et bouddhisme), chacun le sait, étaient bel et bien venues de l’étranger, mais la population les adoptait tout naturellement sans se poser de problème, pour la raison toute simple que les rois les avaient, pour diverses raisons, soutenues, favorisées et propagées pendant plusieurs siècles. C’est ainsi que l’on les considère comme étant depuis toujours une partie intégrante, sinon le cœur même de l’identité nationale.
Dans cette mentalité communautariste on comprend difficilement que certains individus aient pu ou osé quitter la voie commune pour adopter la voie de l’étranger. Et l’on cherche à expliquer les conversions par divers motifs et causes. S’agit-il des petites gens peu instruits, on dira qu’elles se convertissent par bêtise ou par ignorance, ou même séduites par l’ intérêt. Quand il s’agit de personnes instruites, comme des lettrés par exemple, on considère leur conversion comme de l’infidélité ou de la trahison. L’historien japonais Yoshiharu Tsuboï attribue cette conversion au désir d’une promotion devenue impossible dans le cadre de la société traditionnelle [2].
En somme, les conversions au Vietnam, comme ailleurs en Asie, étaient et sont encore plus difficiles que celles des Occidentaux d’aujourd’hui en direction des religions venant d’Asie et des sectes venant du Nouveau Monde. C’est que les conditions socio-culturelles ne sont pas les mêmes.
 
13- L’importance de la traduction
 
Dans tout échange entre les partenaires de langues différentes, la première étape est la traduction. Celle-ci nous permet de comprendre dans notre langue ce que le partenaire dit dans sa langue. Cela va tellement de soi que souvent on ne pense pas à son importance capitale.
En effet, le langage n’est pas simplement un habit extérieur de la pensée. Il n’est pas la copie (abbilden, en allemand) de la réalité, mieux, il donne forme  (bilden) à la réalité qu’il structure d’une certaine façon. Les mots utilisés pour désigner les choses et nommer les actions servent à découper et à délimiter dans la réalité des portions dont nous voulons parler. Ces portions ne sont pas découpées de la même façon dans toutes les langues. De plus, ces mots qui colportent en plus de leur sens originel tout un hallo de sens déposé au long de l’ histoire, sont à leur tour intégrés dans un champ sémantique, un réseau de relations, exprimées et structurées dans les formes grammaticales, morphologiques et syntaxiques, différentes d’une langue à l’autre. Autrement dit, parlant des langues différentes, nous n’expérimentons pas la réalité de la même façon, et nous ne l’exprimons pas, ne la reconstruisons pas dans les mêmes pensées, les mêmes conceptions. En somme, on ne s’exprime pas indifféremment dans une langue ou dans une autre. De sorte que, quand nous entendons dans notre langue les pensées exprimées dans une autre, nous les réceptionnons à notre manière, selon notre situation socio-culturelle, qui n’est pas forcément la même que celle du partenaire.
Mais il y a bien plus. Au niveau humain, nous savons que l’action ne se décide pas sur la base de faits bruts, purement physiques ou chimiques, mais des faits compris et interprétés dans une culture déterminée et selon les craintes, désirs, options et projets, aussi bien de la collectivité que des individus.
De sorte que dans cette transposition, cette translation, comme disent les Anglophones, il peut très bien y avoir des glissements de sens. Le mot traduit qui est sorti de son champ sémantique originel peut prendre un sens en partie différent dans des contextes sémantiques nouveaux. D’où le dicton italien : traduttore traditore, traduire un texte, c’est en quelque sorte le trahir, et ce risque n’est pas mince. Nous savons, par exemple, que le bouddhisme qui s’exprime en chinois a pris une tournure fort différente de celui qui se dit en sanscrit, en pali ou en tibétain, chaque langue charriant dans la doctrine réceptionnée des pans entiers de la culture dont elle est l’expression [3]. Les problèmes posés et les réponses proposées ne sont plus exactement les mêmes.
Comme il n’y a pas de traduction absolument fidèle, on hésite souvent à traduire les textes religieux. Ceci est vrai surtout pour l’Islam. Au Vietnam, pour les trois religions venues de Chine et de l’Inde, on a maintenu pendant presque mille ans les textes canoniques en chinois. Dans le christianisme, on peut dire que « au commencement était la traduction », puisque le Nouveau Testament nous est donné, non pas dans la langue parlé par Jésus, mais en grec, puis en latin et dans une multitude de langues.
Accepter la traduction, c’est accepter de partager avec autrui l’expérience et la foi religieuses que nous possédons et auxquelles autrui peut participer à sa façon, selon sa langue et sa culture. C’est aussi prendre le risque de la communication : autrui peut par sa culture découvrir d’autres résonances, d’autres richesses de notre pensée, mais il peut aussi la déformer, la comprendre de travers, en en laissant tomber certains aspects, importants pour nous mais incompréhensibles ou inassimilables pour lui.
S’il y avait eu en Chine aux XVII et XVIII siècles la fameuse querelle des rites, dont faisaient partie les discussions animées sur la traduction du mot « Dieu », ce n’était pas pour le plaisir de recréer des « discussions byzantines », mais parce que les mots disponibles à l’époque dans la tradition chinoise étaient liées à des représentations peu compatibles avec la conception de Dieu que les missionnaires voulaient faire partager. Ceci n’est qu’un exemple entre autres, car la question de la traduction et de la réception concerne tous les concepts-clés du message chrétien.
 
14- Les modalités de la transmission
 
Signalons enfin brièvement quelques modalités de la transmission.
Au niveau des personnes autonomes, les vérités objectives, d’ordre scientifique ou technologique, ne peuvent être transmises que sur la base de la démonstration ou de la vérification. Ces vérités sont universelles, mais n’appartiennent à personne en propre, de sorte que personne ne donnent sa vie pour les défendre. Tandis que les vérités morales, religieuses ou idéologiques, d’ordre plutôt personnel, indémontrables et invérifiables, se transmettent par le témoignage de vie et aussi par la séduction. C’est dans ce domaine qu’on voit les gens utiliser la force pour pallier l’absence de démonstration et de vérification. La confusion des deux domaines de vérité est cause de tant de malheur.
Au niveau de la collectivité, lorsque les individus n’accèdent pas encore à l’ autonomie de la personne, il suffit que le roi, le dirigeant ou la classe dirigeante adopte une religion ou une idéologie pour que la masse suive. Dans cette situation on cherche à s’emparer du pouvoir pour imposer à tous sa religion, ou faute de mieux, à la faire accepter comme la religion nationale. C’est aussi dans une situation semblable que les missionnaires de tout bord cherchent tout naturellement à convertir à leur religion les rois et la classe dirigeante. Il ne faut pas interpréter systématiquement cette attitude comme une agression contre une identité nationale quelconque, car il y a bien l’intention de partager avec d’autres ce qu’on croit avoir de meilleur.
 
2-     Quelques problèmes autour de la greffe du christianisme au Vietnam
 
20- Observations générales
 
La greffe chrétienne au Vietnam n’a pas été un mouvement de masse, commandé ou recommandé par les autorités politiques. L’autorisation accordée parfois et pour des périodes courtes à une poignée de missionnaires de prêcher la voie chrétienne ne signifiait nullement que ces autorités la recommandaient. Pour la plupart du temps les prédicateurs travaillaient dans l’indifférence du pouvoir politique, ou dans la suspicion, pour ne pas parler des persécutions dévastatrices du XIXe siècle, jamais appliquées à aucune autre religion.
Ceux qui s’opposent à cette greffe pensent défendre l’identité nationale ou plutôt les doctrines traditionnelles contre ce qui vient de l’étranger. Pour les missionnaires il s’agit de la voie offerte à tous les hommes, donc d’une religion universelle, qu’ils veulent faire partager à tous comme le bien le plus précieux et qui peut prendre racine dans toutes les cultures. Pour répondre à cette objection d’ordre général qui leur est adressée, ils expliquent aux Vietnamiens, d’une part, que les  doctrines considérées comme nationales, confucianisme, taoïsme et bouddhisme, sont bel et bien importées de la Chine et de l’Inde ; et d’autre part, que si leurs ancêtres ont adopté ces doctrines venues de l’étranger, c’est parce qu’ils les ont trouvées meilleures que ce qu’avaient connu leurs propres ancêtres, et que ces derniers les auraient eux-mêmes adoptées, s’ils les avaient connues. Autrement dit ceux qui adoptent la voie chrétienne restent fidèles aux aspirations de leurs ancêtres. Ce qui veut dire que l’identité nationale n’est pas une identité figée, mais une identité ouverte et évolutive.
Cependant même dans l’acceptation d’une conception ouverte de l’identité nationale, on peut encore formuler deux objections :
 
a)      L’intolérance du christianisme.
Le peuple vietnamien est, dit-on volontiers, accueillant et tolérant à l’égard de toutes les religions, mais s’il y a un problème avec le christianisme, c’est  parce que les chrétiens tiennent uniquement à leur religion et refusent les autres. Il est vrai, en effet, qu’il existe au Vietnam plusieurs religions, mais il est faux que celles-ci forment un ensemble cohérent et sont compatibles entre elles en tout point. Dans ces conditions, adopter indifféremment l’une ou l’autre, ce serait tout simplement faire preuve d’absence de conviction, ce qui est assez proche de l’opportunisme.
La réalité est un peu plus complexe. Il y a bien dans la population un syncrétisme à dosage très variable : les individus se servent, comme à la carte, des éléments de croyances disponibles. Mais au dessus de tout cela, les confucianistes, on le sait, considèrent la doctrine de Confucius comme la seule voie correcte, et les autres comme des voies incorrectes ; et les bouddhistes, de leur côté, considèrent que ceux qui n’acceptent pas l’enseignement de Bouddha sont tout simplement dans l’état d’ignorance, loin de l’éveil libérateur. Ces convictions, comme celle des chrétiens, même si elles paraissent exclusives, ne sont pas de l’intolérance, elles ne le sont que quand on utilise la force pour imposer sa conviction.
 
b)   Caractère non-vietnamien du christianisme
A cela on ajoute que le christianisme dans son discours, ses rites et dans la manière de vie qu’il préconise, n’apparaît pas conforme à l’esprit vietnamien.
Notons cependant tout d’abord que la manière de vivre et de penser des Vietnamiens a évolué beaucoup, depuis l’arrivée des trois religions de la Chine et de l’Inde, et surtout depuis le contact avec les Occidentaux. Ensuite il faut se garder de généraliser. Il y a des différences, mais il y a aussi des convergences. Si une religion nouvelle – bouddhisme ou christianisme, peu importe – n’apporte rien d’autre que ce qui existe déjà dans le pays, alors à quoi bon l’importer ?
De toute façon, cette objection dans sa généralité ne tient pas debout et elle est  relativisée dans la pratique. En effet, de nos jours les bouddhistes amènent d’Asie en Occident un autre mode de penser et de vivre, avec leurs costumes, rites et objets et maisons de culte différents, et des Occidentaux trouvent tout à fait normal d’accepter tout cela presque tel quel, alors que l’on pose uniquement pour le christianisme, semble-t-il, la question de l’inculturation. Faut-il rappeler que les missionnaires en Chine au XVIe siècle, religieux eux-même, ont commencé à adopter le costume de religieux bouddhistes, et dans la suite celui des lettrés du pays. Ils ont cherché à traduire les concepts chrétiens dans la langue du pays. C’est aussi le cas du Vietnam : les prêtres ont porté il y a plusieurs siècles la tunique des lettrés et, au XXe siècle, une sorte de robe longue boutonnée du côté droit, comme celle des bonzes, mais de couleur noire, pour se distinguer de la couleur brune chez les bonzes. Quant au bâtiment de culte, les églises comme lieux de rassemblement ressemblaient pendant les premiers siècles à des maisons privées ordinaires, pour passer inaperçues en temps de persécution. Il y a eu des églises construites à l’asiatique – comme la cathédrale de Phat-Diêm construite à la fin du XIXe siècle – avec des toits recourbés, mais avec l’aménagement d’un grand espace pour le rassemblement des fidèles – espace qui n’existait pas dans les pagodes bouddhiques anciennes, mais dont les pagodes récentes sont dotées elles aussi en fonction des rassemblements. Les églises de style européen ont été construites par des missionnaires surtout à partir de l’installation des Français en Indochine. A vrai dire, il ne s’agit là que des détails périphériques.
On pourrait pousser plus loin cette dernière objection en disant que, au lieu de donner au christianisme une forme vietnamienne, les missionnaires ont donné aux vietnamiens un christianisme européen dans sa manière de penser, dans ses rites, ses symboles et dans son organisation. Mais on peut également relativiser cette partie de l’objection en relevant quelques éléments introduits par les chrétiens et qui sont à leur tour adoptés et adaptés par leurs compatriotes non-chrétiens, comme par exemple : le mariage bouddhique devant le bonze, l’aumônerie militaire bouddhique, les écoles bouddhiques, l’emploi du mot « giao-hôi » (Eglise) par les bouddhistes, l’emploi du mot « ngôi » (personne) dans la grammaire, l’organisation de la hiérarchie caodaïste à Tây-Ninh, etc. Ce ne sont là – notons-le encore – que des éléments extérieurs qui passent facilement d’une culture à une autre, et que ce qui compte vraiment, c’est le sens qu’on leur donne dans la cohérence de chaque religion.
On ne peut pas reprocher aux missionnaires occidentaux de n’avoir pas donné au christianisme au Vietnam une forme vietnamienne, car ils ne peuvent donner ce qu’ils n’ont pas ou n’ont pas connu, car cette forme reste à élaborer. Ils ont eu déjà beaucoup de mérites d’avoir appris la langue la culture et l’histoire du pays. C’est aux Vietnamiens devenus chrétiens de le faire.
Certains pensent que les missionnaires auraient dû donner l’essence du christianisme sans les formes extérieures relevant de leur propre culture. Mais alors cela veut dire qu’on envisage le christianisme (ou n’importe quelle autre religion) comme composé d’un noyau dur, d’une essence immuable, et d’un habit extérieur qu’on pourrait remplacer indifféremment par n’importe quel autre, comme quand on abandonne le costume européen pour endosser la kimono japonais ou le boubou africain ! Or il n’y a pas de religion abstraite, pas de christianisme abstrait, il n’y a de christianisme que concrétisé dans une forme culturelle déterminée, relative, certes, mais qui lui donne la réalité effective. Essayer de lui enlever toutes les formes culturelles relatives pour trouver l’essentiel, c’est comme si l’on voulait peler un oignon pour en trouver le noyau dur ! En somme dans la transmission d’une religion d’une culture dans une autre, il y a toujours inévitablement un échange culturel.
Pour revenir au problème de la greffe du christianisme u Vietnam, je me propose de l’aborder, comme annoncé précédemment, de deux côtés opposés , mais complémentaires, et qui, comme dans tout échange, s’équilibre dans un compromis. Du côté des prédicateurs étrangers on peut constater qu’ils proposent de partager avec d’autres la voie ou religion qu’ils ont chez eux et telle qu’ils la comprennent dans leur culture, car personne ne peut donner ce qu’il n’a pas. Du côté des Vietnamiens, destinataires du message, on notera qu’ils partagent avec leurs compatriotes la même culture et par conséquent ils ne peuvent réceptionner le message venant d’ailleurs qu’à leur façon, selon leur mentalité et leur manière de vie.
 
21- La voie chrétienne proposée
 
La voie chrétienne proposée aux Asiatiques aux XVIe et XVIIe siècles est une voie qui a évolué beaucoup selon les cultures rencontrées et assimilées successivement.. Elle est née au Proche Orient en milieu juif, mais elle a rencontré les cultures hellénistique et latine. Ses écrits fondateurs sont en grec, langue commune à l’époque dans le bassin méditerranéen, ce qui facilite sa transplantation de la culture sémitique à la culture gréco-romaine, plus universelle, dont les nations européennes sont héritières.
En seize siècles le vécu de la voie chrétienne s’est développé en un grand système couvrant toute la vie humaine, allant d’un code moral assez détaillé pour la vie courante, un rituel riche et complexe pour les célébrations de toute l’année, et un code juridique régissant les rapports entre les membres organisés de manière hiérarchique, à l’élaboration d’un corps de doctrines cohérentes, utilisant plusieurs systèmes de concepts philosophiques abstraits. C’est dire que l’on est assez loin des narrations sur la vie et la mort du fondateur, Jésus de Nazareth, narrations qui cependant restent toujours le fondement de tout ce système.
De plusieurs branches du christianisme, greffées sur des cultures différentes, c’est la branche de l’Occident latin qui a eu plus de chances pour se développer et qui a entrepris d’envoyer des missionnaires en Asie. Ainsi la voie que les missionnaires voulaient proposer au XVIe siècle c’était tout d’abord le catholicisme. Le protestantisme arriva  plus tard.
Au Vietnam, comme dans les pays voisins, les missionnaires n’abordaient pas un terrain vierge dans une région sauvage, mais un Etat national, organisé autour d’un pouvoir centralisé, qui ne connaissait pas la distinction entre religion et politique, un pays dont les habitants adoptaient plusieurs religions différentes. Il s’agit pour eux, non pas de supprimer tout cela – ils n’en avaient ni la mission, ni les moyens – mais de voir comment y greffer la spécificité de la voie chrétienne. Il s’agit donc, d’une part, de discerner parmi les éléments locaux disponibles, souvent opposés les uns aux autres,  ceux qui vont dans le sens du christianisme, de ceux qui lui sont incompatibles, et, d’autre part, de greffer sur les éléments compatibles le message chrétien pour faire développer leur potentialité au-delà de l’acquis traditionnel.
 
211- Les travaux préparatoires
 
a)      L’apprentissage de la langue
Le premier travail est l’apprentissage de la langue du pays. Ceci semble aller de soi, mais pas nécessairement. L’on songe que l’Islam impose partout la langue arabe, et que les trois religions traditionnelles au Vietnam ont maintenu pendant de longs siècles, sans traduction, leurs écrits canoniques et leur rituel en chinois.
C’est ainsi que les missionnaires, jésuites et autres, se sont mis à apprendre le vietnamien, que les lettrés écrivaient en caractères démotiques (avec des caractères chinois), et qu’eux-mêmes cherchaient à leur tour à écrire, pour partir de ce qu’ils connaissaient, avec l’alphabet latin. Le résultat est  admirable : dès la première moitié du XVIIe siècle le jésuite italien, Girolamo Maiorica a composé une quarantaine de livres religieux en écriture vietnamienne démotique, et au milieu de ce même siècle, Alexandre de Rhodes a fait éditer à Rome, en 1651, le premier catéchisme bilingue, latin-vietnamien (romanisé), ainsi que le premier dictionnaire vietnamien-latin-portugais.
 
b)      La connaissance de la culture locale
Le deuxième travail préparatoire est l’acquisition des connaissances sur les us et coutumes, l’histoire et les religions du pays. Comme pour la premier travail, le second ne peut se faire sans une étroite collaboration avec les gens du pays, en particuliers avec des convertis.
Signalons en passant pour le Vietnam que plusieurs jésuites, tels que Marini, de Rhodes, Tissanier et Borri,  ont publié au XVIIe siècle en Europe des livres sur les coutumes et croyances et sur l’histoire du pays. Au XVIIIe les augustins déchaussés italiens ont rédigé le premier exposé synthétique sur les religions au Vietnam, et cela en deux versions, l’une en latin sous forme de traité systématique, l’Opusculum de Sectis apud Sinenses et Tunkinenses, 1750,  et l’autre en vietnamien romanisé, sous forme de dialogue entre un lettré occidental et un lettré oriental, le Tam Giao Chu Vong, 1752 (Erreurs des trois religions).
 
c)      La traduction des concepts chrétiens
Le troisième travail est le choix des mots pour traduire les concepts chrétiens, et celui des tournures pour rendre compréhensibles les conceptions de la religion qu’on veut prêcher. Ici la traduction n’est pas aussi simple que pour le cas des choses tangibles de la vie courante. En effet il existe des concepts religieux et philosophiques énonçant des expériences et des pensées encore inconnues en Asie, comme le Dieu transcendant, la Création, l’Incarnation, la Trinité, les Sacrements, etc.
Il a fallu une étroite collaboration entre les missionnaires et les lettrés convertis, pour inventer tout un système de mots et concepts apte à transmettre le contenu de la religion nouvelle. On mesure l’importance et la qualité de ce travail, d’autant plus que la grande partie de la terminologie chrétienne au Vietnam est fixée dès la XVIIe siècles.
Signalons toutefois une évolution dans la façon de rendre en vietnamien les notions religieuses jusqu’alors inédites. Tout d’abord, dans plusieurs cas, faute de trouver le mot correspondant, on se résigne à utiliser la transcription phonétique du mot portugais ou latin, qu’on explique dans la suite, ou dont le sens devient manifeste dans le contexte. Ensuite, on crée sur le fond linguistique disponible un nouveau mot composé, qui indique le sens le plus rapproché du mot originel. Et ce processus peut se renouveler en s’améliorant plusieurs fois dans l’histoire [4].
On mesure l’importance de la traduction qui rend possible la communication, l’échange et l’ajustement des pensées, tout en respectant le partenaire dans sa langue et dans sa culture.
 
212- La nouveauté du message proposé et les points d’ancrage
 
Il va de soi que, si les prédicateurs du christianisme n’avaient rien de nouveau à proposer, ils n’auraient eu aucune raison de venir au Vietnam. Et la preuve qu’il y avait du nouveau, c’est que certains des dirigeants du pays y voyaient une menace, ou du moins une mise en question – pacifique, mais non moins inquiétante – de l’ordre hiérarchique et de certaines coutumes du pays. Voici quelques nouveauté marquantes :
 
a)      Une autre idée de Dieu
Il y avait dans le pays une multitude de dieux, esprits ou génies, représentant diverses puissances de la nature, et qui semblent être là depuis toujours. On leur rendait le culte en cas de besoin, pour obtenir d’eux des faveurs ou pour éviter des ennuis que certains semblaient causer exprès aux hommes. Le bouddhisme, qui ne s’intéresse pas aux dieux – soumis eux aussi au samsara, ce monde sans fin de conditionnements – et qui ignore la prière, a été réceptionné dans le pays selon la mentalité religieuse de la population, qui intègre dans son panthéon existant aussi bien Bouddha que les innombrables bouddhas ou bodhisattvas comme autant de divinités bienveillantes, dotées de pouvoirs miraculeux, auxquelles on rend le culte. Devant cette situation paradoxale, le missionnaire jésuite Alexandre de Rhodes croyait déceler, non sans raison, le double langage des bouddhistes : aux initiés, c’est-à-dire aux bonzes ils enseignaient l’athéisme, et à la masse ils enseignaient l’idolâtrie, c’est-à-dire le culte de faux dieux.
A la place de tout ce panthéon, le christianisme propose l’idée d’un Dieu transcendant, unique, créateur dont tout dépend. Il n’est certes pas impossible que la pensée philosophique peut arriver à l’idée d’un principe absolu du monde. Mais qu’est-ce que cela me fait qu’il y a un tel principe, que d’aucuns appellent Dieu ? Car un dieu qui ne me parle pas – ou qui n’a rien à me dire – un tel dieu ne me dit rien !
Ainsi, une autre nouveauté :  le christianisme prêche un Dieu qui parle aux hommes [5], or la parole donne le sens à la vie ; il prêche un Dieu qui s’intéresse aux hommes, contrairement aux dieux d’Epicure qui, vivant heureux dans leur monde à eux, se désintéressent des hommes ; il prêche un Dieu qui propose aux hommes une destinée, celle d’être ses enfants. Autrement dit ce n’est pas un Dieu qui ne serait qu’un appareil automatique de rétribution, et qui est vite remplacé, avantageusement, par le Karma indien impersonnel et implacable. Ceci veut dire que le Dieu chrétien défatalise l’histoire : tout peut recommencer avec lui, et la liberté a un sens.
 
b)      Le monothéisme éthique
Si ailleurs l’attitude qu’on a envers les dieux est séparé de celle qu’on a envers les hommes, ici pour le christianisme l’amour pour Dieu et l’amour pour les hommes forment un seul et même commandement. C’est précisément sur ce point – nous en parlerons – que le christianisme trouve son point d’ancrage dans le confucianisme. On comprend alors pourquoi, malgré les persécutions terribles de la part des confucianistes, jamais appliquées à aucun autre groupe religieux [6], les chrétiens, engagés dans ce monde, se sentent plus proches du confucianisme que du taoïsme et du bouddhisme. Ces deux doctrines préconisent le désengagement par rapport à ce monde, parce que, dit le premier, nos agissements étant vains, il faut laisser agir la nature, et que, dit le second, il faut rompre avec tout attachement et tout désir, pour en finir avec ce cycle sans fin de renaissances dans  le monde de la souffrance.
 
 
22- La réception du message chrétien
 
L’idée mise en exergue est que ce qui est reçu est réceptionné ou approprié selon les modalités de celui qui reçoit. Il va donc de soi que les Vietnamiens reçoivent le christianisme, non pas comme sur une table rase sur laquelle rien n’a été écrit, mais dans leur mentalité et à partir de leur culture, pétrie par les religions traditionnelles.
Il y a certes dans le taoïsme et le bouddhisme des éléments qui vont dans le sens du christianisme. En effet, comme le taoïste qui cherche l’immortalité, le chrétien affirme le vanité des choses et cherche quelque chose de plus que ce monde. De même, comme le bouddhiste, le chrétien se méfie de l’attachement à soi et des désirs de ce monde. Mais il ne condamne pas irrémédiablement ce monde, parce que c’est encore dans ce monde même qu’il faut s’engager pour réaliser une autre dimension de l’existence. C’est donc dans l’engagement confucéen  principalement que le christianisme  semble pouvoir se greffer.
 
221- La paternité de Dieu et la doctrine des trois pères
 
Le confucianisme veut qu’on s’engage dans ce monde humain et social, en s’appliquant à se perfectionner, à mettre le bon ordre dans sa famille, à bien gouverner l’Etat et à apporter la paix dans le monde. Cependant il reste réservé au sujet du monde des esprits et des divinités, ainsi que de la mort et l’au-delà. Confucius dit :  « (La sagesse) c’est rendre aux hommes leur dû en toute justice, et honorer esprits et démons tout en les tenant à distance » (Lunyu, VI, 20), et encore : « Tant qu’on ne sait pas servir les hommes, comment peut-on servir leurs mânes ? (…) Tant qu’on ne sait pas ce qu’est la vie, comment peut-on savoir ce qu’est la mort ? » (Lunyu, XI, 11) [7]. Attitude réservée, interrogative, mais qui n’implique pas de soi une négation assurée, définitive.
C’est justement grâce à cette petite marge ainsi laissée, avec sagesse, que du point de vue confucéen la possibilité est ouverte sur l’idée du Dieu chrétien présentée dans le cadre de la doctrine des « trois pères »[8]. En effet, dans les trois liens sociaux reconnus par le confucianisme (souverain-sujet, père-enfant, époux-épouse), on reconnaît deux pères : le roi comme père de la nation et le père de famille. On sait qu’en matière de culte officiel, d’ailleurs assez formaliste, le culte rendu au Ciel, est réservé au roi, tandis que les grands mandarins rendent le culte aux esprits des fleuves et des montagnes. Dans la population, chacun n’a de culte à rendre qu’à ses propres ancêtres. Et les missionnaires au Vietnam, et plus précisément Alexandre de Rhodes, de raisonner : le roi, tout grand qu’il soit, n’est pas l’être suprême, car il doit rendre un culte à plus grand que lui, c’est-à-dire au Ciel. Or il ne peut s’agir du ciel comme chose matérielle, visible, impersonnelle, mais du Seigneur du Ciel, donc Dieu, que l’on est invité, comme chrétien, à appeler « Père ». Et c’est le père qui est au-dessus du père de la nation et du père de famille.
Ainsi c’est dans le respect du système des trois liens humains, élargi maintenant vers le haut et intégré dans un ordre supérieur, que les chrétiens annoncent Dieu, le père de rang supérieur,  comme le père des hommes. Avec cet avantage incontestable que c’est l’idée d’un Père commun à tous qui fonde celle de la fraternité universelle prônée par la sagesse asiatique pour laquelle les hommes des quatre mers sont tous frères [9].
En somme, si les vertus confucéennes sont maintenues, la hiérarchie sociale selon le confucianisme, sans être contestée, se trouve de fait relativisée et en même temps enrichie, d’une part, par la doctrine des trois pères, qui pose au-dessus du roi et du père de famille, le Seigneur du Ciel, comme le père suprême et, d’autre part, par la valeur donnée à la personne humaine, appelée à être frère avec tous les  hommes, enfants d’un même Père, ce qui introduit l’idée d’égalité entre tous les hommes. Cette égalité implique, dans le cadre de la séparation, propre au christianisme, entre le religieux et le politique, que l’autorité politique doit désormais se justifier autrement que par quelque mandat céleste ou quelque raison religieuse. Il est évident qu’il y a là de quoi déplaire aux tenants du pouvoir dans leur tendance à l’absolutisme dans tous les domaines.
 
222- Le monothéisme éthique et  les vertus confucéennes
 
Un autre point d’attache pour la greffe du christianisme, ce sont les cinq vertus confucéenne : humanité (bienveillance), justice (attachement), urbanité (politesse), intelligence (discernement) et fidélité (confiance). Sans ces vertus – et sans les liens sociaux mentionnés – on ne vit pas selon le confucianisme comme être humain. Le confucianiste qui devient chrétien, non seulement n’a pas à renoncer à ces vertus, bien au contraire, intégrées dans le cadre du monothéisme éthique, ces vertus reçoivent une valeur nouvelle, comme étant la façon concrète de réaliser à la fois la fraternité humaine et la piété filiale envers Dieu , le père de rang supérieur.
Ceci est très important, car, si les confucianistes non-chrétiens peuvent reprocher aux chrétiens d’avoir touché au système des liens humains – sans en rien y renoncer et en l’ouvrant vers une perspective plus large – ils ne peuvent leur faire grief d’avoir refusé les cinq vertus – les chrétiens en ont même ajouté d’autres. De ce fait, la pratique religieuse ne consiste ni dans la méditation sur le vide, la vacuité, ni dans des invocations inlassablement répétées, incantatoires, magiques même, mais par des actions concrètes orientées vers l’amour du prochain.
Il y a d’autres éléments du christianisme qui ne peuvent être directement greffés sur la culture traditionnelle, mais qui sont indirectement accessibles à partir des positions acquises après la greffe. L’idée de l’Incarnation d’une personne divine, à première vue ne semble pas impossible à concevoir pour ceux qui sont habitués aux récits légendaires sur la descente sur terre des immortelles célestes (les tiên) ou sur les nombreux avatars des divinités hindoues. Mais la comparaison s’arrête là, car le sens est différent. L’idée d’Incarnation une fois admise comme non impossible, on essaiera de passer à celle de la Trinité, un Dieu en trois personnes, ce qui pourrait faire penser au Trimurti hindou. Mais de nouveau la comparaison ne permet de rien identifier, car nos concepts et représentations sont inaptes à nous faire saisir une réalité qu’on ne peut viser que de loin.
 
3- Conclusion
 
31- Une autre idée de l’homme
 
Si le christianisme propose une autre idée de Dieu, il propose aussi en conséquence  une autre idée de l’homme à greffer sur des points d’attache déjà ouverts par la culture traditionnelle.
Dans l’hypothèse de l’acceptation d’un Dieu qui parle, qui s’intéresse à l’homme et lui propose une destinée, l’homme ne doit plus concevoir sa vie comme un destin inévitable, dramatique, décidé pour lui arbitrairement, comme par exemple, par des dieux grecs en conflits les uns avec les autres. Ni non plus comme le résultat automatique d’une règle de causalité implacable, comme celle d’un Karma hindou inflexible. Ainsi sa destinée de personne libre se trouve entre ses mains, dépend de sa décision libre. C’est en cela que consiste sa dignité.
Cette dignité, certains penseurs de l’antiquité grecque l’ont vue dans le fait d’être une étincelle de la divinité. Le judaïsme et le christianisme l’ont fondée dans le fait que l’homme a été créé à l’image du Dieu unique et est appelé à être le partenaire de l’Absolu. Sous-jacent  à cette conception, il y a le refus de diviniser la nature et le pouvoir politique. En Occident, cette idée de la dignité de l’homme a été sécularisée et parfois développée jusqu’à l’individualisme exacerbé, mais elle reste le fondement des luttes pour libérer l’homme de toute oppression et humiliation, de l’emprise étouffante de différentes communautés, familiale, raciale, nationale ou religieuse. En ce sens le christianisme greffé sur la culture asiatique incite l’homme à aller plus loin que les positions acquises, ce qui n’est pas sans provoquer une certaine mise en question de ces dernières et des remous chez ceux qui tiennent à y rester.
 
32- Des tâches toujours renouvelées
 
L’idée de la greffe une fois admise, le travail de l’inculturation et de la réception reste encore à faire. D’une part, le christianisme qui entre au Vietnam ne peut pas renoncer à tous les éléments dépendant de la culture occidentale – qu’on songe à la recherche, évoquée précedemment, du noyau dur de l’oignon – mais bien à certains d’entre eux, puisqu’il y a en Occident aussi une évolution historique et que certains éléments se sont avérés caducs D’autre part, les Vietnamiens ne peuvent accueillir le christianisme qu’à leur façon, selon leur culture. Notons cependant que cette culture qui s’est forgée au contact des peuples d’Asie, loin de s’arrêter là et se figer une fois pour toutes – comme certains le pensent – évolue elle aussi en fonction des rencontres plus récentes avec les peuples d’Occident. On ne peut plus faire comme si dans ces contacts les idées scientifiques, politiques – dont la démocratie et le communisme – et religieuses n’avaient jamais existé.
L’inculturation et la réception se négocient dans des compromis provisoires, et cela dans tous les domaines : la morale, le rituel religieux, l’organisation de la communauté, ainsi que l’appareil conceptuel qui permet à l’homme religieux de prendre conscience de ce qu’il est, ce qu’il fait et ce qu’il espère. Ici deux questions se posent : a) quel est le point d’attache de la greffe ?  et b) quel élément faut-il greffer ?
En ce qui concerne la première question, on a vu précédemment la doctrine des « trois pères » et les cinq vertus confucéennes. J’ajouterais, par curiosité,  qu’il y a une cinquantaine d’années, on a tenté d’élaborer une liturgie vietnamienne[10], calquée sur le rituel de la cour impériale[11]. Ce point d’attache semble propice pour l’inculturation. Mais cette tentative a été sans lendemain. Peut-être à cause de la centralisation de l’Eglise catholique romaine. Mais de toute façon cette tentative, si elle a existé, est arrivée trop tard : elle aurait dû se faire il y a plus de trois siècles, lorsque le rituel impérial était encore pratiqué et elle aurait eu alors un sens. Mais depuis le perte de l’indépendance nationale au XIXe siècle, avec l’humiliation de la monarchie maintenue pour la façade, le rituel encore pratiqué, comme par exemple le sacrifice rendu au Ciel par le roi, malgré le sérieux qu’on a voulu lui donner, a perdu beaucoup de son sens. En effet, le roi, créé ou déposé selon le bon vouloir des colonisateurs, n’est plus vraiment mandaté par le Ciel pour régner sur la nation. De plus, après la démission du dernier roi en 1945 et la proclamation de la république, il est hors de propos de chercher à élaborer une liturgie selon un rituel hors d’usage et qui ne dit plus rien à personne.
Sur la deuxième question, signalons qu’au XVIIe siècle l’Eglise catholique apportait au Vietnam une organisation centralisée et hiérarchique, et les Vietnamiens trouvaient cela normal, habitués qu’ils étaient à vivre dans la société confucéenne, centralisée et fortement hiérarchisée[12]. Mais aujourd’hui cette inculturation a perdu un peu de sa pertinence, puisque le pouvoir confucéen a disparu et que l’organisation trop centralisée de l’Eglise est mise en question par des chrétiens vivant dans la société démocratique. Un autre élément greffé dans le domaine du culte, c’était l’usage du latin – langue incompréhensible pour la population. A l’époque les Vietnamiens n’y trouvaient pas d’objection, eux qui connaissaient l’usage officiel et séculaire du chinois – compréhensible pour les lettrés et non pour le peuple – dans des cérémonies religieuses confucianistes, taoïstes et bouddhistes[13]. Or aujourd’hui le latin n’est plus obligatoire.
C’est dire en fin de compte qu’avec les changements dans la société, certains éléments greffés ont perdu de leur importance, et que l’inculturation est un processus permanent d’adaptation à la vie qui évolue.

 
[1]  Penseur qui a mis en œuvre la phénoménologie pour approfondir l’étude weberienne de la réalité sociale. Son oeuvre capitale est Der sinnhafte Aufbau der sozialen Welt. Eine Einführung in die verstehende Soziologie (1932), rééditée à Francfort sur le Main, 1981, Suhrkamp Taschenbuch Wissenschaft, n° 92. Cf. aussi, dans son sillage : Peter L. Berger  and Thomas Luckmann, The Social Construction of Reality. A Treatise in the Sociology of Knowledge (1966), Penguin University Books, 1971.
[2]  Cf. l’article « Le rôle des missionnaires au Vietnam : un décalage dans le temps et dans l’espace » in : A. Forest & Y. Tsuboï, Catholicisme et Sociétés asiatiques, Paris, L’Harmattan, 1988, pp. 133-158.  L’auteur y pose la question :  « Pourquoi les Vietnamiens se convertissent-ils ? (pp. 136-143) et, sans consulter les intéressés, il répond à leur place : a) Pour les dirigeants politiques pendant la période de la division du Dai-Viet (ancien nom du Vietnam) en deux Etats concurrents, les bonnes relations avec l’étranger peuvent contribuer à affaiblir l’adversaire. b) Dans une société bloquée, avec un confucianisme d’Etat, considérant le modèle chinois comme indépassable, l’innovation est impossible ; dans cette situation, le christianisme offre une issue pour les déclassés du système mandarinal et communal. Nous savons cependant que tous les déclassés ne se sont pas convertis, bien au contraire beaucoup de déclassés parmi les lettrés (van-thân), à la fin du XIX siècle, en veulent à mort au christianisme.  L’auteur signale par ailleurs quelques traits qui ont pu rendre le christianisme attrayant : a) le christianisme est non-violent (des martyrs et non des révoltés) ; b) la sollicitude des missionnaires pour que la justice soit respectée et pour une société plus solidaire ; c) la perspective de la récompense et la promotion dans l’au-delà, moyennant des règles éthiques claires et accessibles à tous ; et enfin : d) l’emploi de la langue du pays (alors que les trois religions utilisent la langue chinoise), ce qui rend l’accès possible au savoir étranger.
[3]  Il ne serait pas inintéressant d’étudier, par exemple, dans les 77 ouvrages que le religieux bouddhiste Xuan Zhuang (600-664), selon la tradition, a traduits et composés en chinois, les glissements sémantiques enrichissants ou éventuellement déformants, donnant lieu à la diversité des écoles.
[4]  En voici quelques exemples :
Deus (Dieu) = Dêu, Chua Tröi (Seigneur du Ciel, sino-vietnamien : Thiên Chua).
Anjo (Ange) = An-giô, Thiên-thàn (Esprit du Ciel), Thiên-sü (Messager du Ciel).
Papa (Pape) = Pha-pha, Giao-tông (Ancêtre religieux), Giao-hoàng (Empereur religieux).
Bispo (évêque) = Vit-vô, Duc Thày (Maître respectable), Giam-muc (Pasteur-Inspecteur).
[5]  Confucius se demande :  « Le Ciel parle-t-il ?  Les quatre saisons se succèdent, les cent créatures prolifèrent : Qu’est-il besoin au Ciel de parler ? » (Lunyu, XVII, 19). Or pour le christianisme, Dieu a parlé aux hommes  par les hommes religieux qu’on appelle des prophètes  et en particulier par Jésus de Nazareth, vénéré comme la Parole de Dieu
[6]  Il est intéressant de noter que c’est sur la base du culte des ancêtres que les confucianistes accusent les chrétiens d’avoir manqué à la piété filiale, ou plus précisément, pour avoir adopté d’autres rites de piété filiale. A part ces raisons doctrinales alléguées en haut lieu , il faudrait ajouter aussi au niveau de la population et des exécutants la cupidité et le sadisme, étranger à la vertu d’humanité bienveillante du confucianisme. Signalons encore que les bouddhistes, de leur côté, vont jusqu’à prêcher la piété filiale comme un enseignement de Bouddha lui-même, et cela soit pour éviter les foudres des confucianistes, soit parce le bouddhisme a été réceptionné par les confucianistes à leur façon. Et l’on comprend dans cette perspective le cérémonie bouddhique de la destruction des prisons infernales pour libérer les ancêtres.
[7]  Entretiens de Confucius (Traduit du chinois par Anne Cheng, Ed. du Seuil, Points Sa24, 1981, p. 59 et p. 89.
[8]  Cf. TVT, « La doctrine des trois pères. Un effort d’inculturation du christianisme au Vietnam », dans : MISSION, Revue des sciences de la mission, Ottawa, vol. IX – N° 1 – 2002, pp. 89-104.
[9]  L’on songe à l’Hymne à la Joie du poète allemand Schiller avec la phrase : « Alle Menschen werden Brüder ».
[10]  C’est la même inspiration qui ailleurs a donné naissance au rite dit zaïrois au Congo (ex-Zaïre).
[11]  La liturgie romaine s’est inspirée elle  aussi  des éléments du rituel de la cour impériale.
[12]  Cf. Tran Van Toàn, « Un aspect confucéen dans la formation du clergé vietnamien », dans Les cadres locaux et les ministères consacrés dans les jeunes Eglises, Actes de la XVe session du CREDIC à Louvain-la-Neuve (1994), Lyon, 1995, pp. 165-183. C’est dans ce contexte sociologique que le mot « pape » a été rendu en vietnamien par «giao-hoàng » (empereur religieux ), et que l’on s’est mis à comparer le clergé catholique à un corps de fonctionnaires – religieux, bien entendu..
[13]  Et cela sans parler de l’usage dans le bouddhisme, aujourd’hui encore, de nombreuses formules magiques incompréhensibles, car prononcées en sons vietnamiens selon des transcriptions phonétiques chinoises des originaux en sanscrit ou en tibétain.

L’unité des trois religions au Vietnam Mythe et réalité

L’unité
 des trois religions au Vietnam
Mythe et réalité
 
Trần Văn Toàn

                                                                                                                 
Remarques préliminaires
En Extrême-Orient on connaît depuis longtemps l’expression « les trois religions », désignant le confucianisme et le taoïsme, nés sur le sol chinois, et le bouddhisme, importé de l’Inde. C’est effectivement cette situation culturelle que les missionnaires occidentaux rencontrèrent dès leur arrivée au XVe siècle.
Mais l’observateur avisé pourrait se demander : Pourquoi seulement trois ? Puisque l’on connaît, en plus de ces religions dotées de livres, un culte officiel des héros nationaux et un culte populaire très répandu et qui s’adresse à d’innombrables divinités et esprits, représentant des puissances de la nature. Le confucianisme et le taoïsme en ont même introduit un certain nombre dans leur culte, mais il en existe encore bien d’autres, auxquelles a population rend des cultes variés, généralement de style chamanique, et qui pivotent autour du culte des déesses-mères. C’est à ce culte, pratiqué dans des séances de possession, que Maurice Durand a consacré la première étude assez fouillée, mais limitée au Vietnam du Nord[1]. Oui, pourquoi seulement trois ?
Je proposerais à ce sujet une petite explication. Le mot « religion » est difficile à définir, tout le monde le sait, aussi bien en Occident qu’en Orient. Aujourd’hui on cherche en Occident à faire la distinction, d’une part, chez les chrétiens, entre foi et religion, et d’autre part, dans le domaine social et politique, entre religion et secte. En vain, vu le grand boom des nouvelles associations, créées surtout en Amérique, qui revendiquent le label de religion et d’ Eglise, tout en s’opposant fortement aux religions et Eglises historiques. En Orient, et nous y sommes, on combine deux mots chinois zong jiào (Vietnamien : toân giaùo) pour traduire le mot occidental religion. Or ces deux mots signifient plutôt enseignement ou doctrine ancestrale. Autrement dit, on ne définit pas la religion par son contenu, son objet, mais par son mode de transmission. Si donc le confucianisme, le taoïsme et le bouddhisme sont appelés religions, jiào, c’est en plus, me semble-t-il, parce que ce sont des enseignements fixés par écrit dans des livres canoniques, ce qui n’est pas le cas des cultes populaires.
En voilà pour le nombre trois.
Ce qui me paraît faire problème, ce n’est pas l’existence de trois ou de quatre religions, c’est l’affirmation de leur unité. On parle volontiers de leur harmonie, on dit qu’elles ont la même origine, on prétend que leur synthèse est faite, et aujourd’hui, à en croire certains, c’est la bouddhisme qui, par sa capacité illimitée d’adaptation, aurait été le facteur déterminant de cette synthèse, laquelle précisément devrait définir et délimiter l’identité culturelle de la nationale.
Cette idée d’harmonie, d’unité, voire d’identité, affirmée d’emblée comme allant de soi, me laisse perplexe. Tout d’abord, parce qu’une synthèse exige, à mon avis, que l’on connaisse de chacune des doctrines son essence, son principe fondateur et sa structuration, et que l’on parvienne à en articuler les éléments en un tout cohérent. Un tel travail doit être l’œuvre d’un penseur bien informé et non le résultat hasardeux des mélanges de pratiques dans une masse d’individus anonymes, généralement mal informés sur les subtilités des doctrines et agissant selon leurs intérêts momentanés. Autrement ce serait du vulgaire syncrétisme, et d’ailleurs sur ce sujet c’est le mot « syncrétisme » (hoãn dung), entendu  avec la connotation de désordre, qu’utilisent de nos jours des chercheurs de l’Institut des Recherches sur les Religions à Haø Noäi.
Ensuite, parce que, si les génies religieux sont rares, il existe en revanche en Extrême-Orient plus d’un meneur d’hommes qui croient avoir en ce domaine la vocation d’unificateurs ou de « synthétiseurs », avec la prétention de dépasser toutes les religions particulières du passé. Je n’en cite que deux exemples. En premier lieu, le Caodaïsme au Vietnam, qui prétend unifier les trois religions de l’Asie avec le christianisme et le spiritisme venus d’Occident. On sait que ses fondateurs étaient des familiers du spiritisme, mais leur connaissance des autres religions, en particulier du christianisme, restait incertaine. En second lieu, le Moonisme, une secte fondée par le pasteur coréen Sun Myung Moon (né en 1920), et qui, malgré le nom officiel qu’il se donne, « Association pour l’Unification du Christianisme Mondial », reste en dehors des Eglises chrétiennes : aucune d’elles ne s’y reconnaît.
Suite à ces exemples, il est permis d’être méfiant à l’égard de ceux qui utilisent les grands mots comme « unification », « unifié », etc. qui révèlent chez leurs promoteurs plutôt un souhait ou une prétention qu’une réalité effective. Pensons, par exemple, en France, au Parti Socialiste Unifié (P.S.U.) dont se réclamait un Michel Rocard, et qui n’a pu rassembler qu’une petite minorité de socialistes. Je ne connais qu’un seul cas, la S.E.D. (Sozialistische Einheitspartei Deutschlands, le P.S.U. d’Allemagne) de feu la R.D.A., qui a unifié de force, au temps de la domination soviétique, socialistes et communistes allemands sous la direction des communistes. Autrement dans la réalité, l’unité ne se décrète pas, mais se base sur une position commune et se négocie très difficilement : pensons à l’Union Européenne ou à l’unité des chrétiens. En ce qui concerne le Vietnam, le Bouddhisme Unifié, malgré le nom qu’il s’est choisi, a dû et doit rencontrer le même genre de problème, interne et aussi externe. Interne, à cause de l’absence d’une instance gardienne d’une orthodoxie – on le présente volontiers comme anti-dogmatique – et externe, portant sur l’option d’engagement ou de désengagement par rapport à ce monde, surtout dans le monde politique depuis quelques décennies. Or il ne semble pas qu’il s’agisse d’un genre de « concile » ou de conciliabule destiné à unifier la pensée doctrinale, puisque le bouddhisme est, on l’a dit, anti-dogmatique.
Toutefois le fait est là : l’unité des trois religions a été affirmée, il faut en tenir compte. Ce qui me frappe dans le domaine de l’action, les hommes réagissent, non pas selon la réalité objective, mais selon ce qu’ils pensent de la réalité – vrai ou faux, peu importe –, c’est pourquoi, les discours, slogans, mots d’ordre, de la propagande ou de la désinformation, sont plus importants que la réalité éprouvée des faits, pour susciter un état de choses voulu. Cette remarque veut relativiser ce qui apparaît dans le sous-titre de mon intervention comme une opposition entre fiction et réalité. Car de nos jours, nous reconnaissons la valeur propre du mythe : un mode d’expression et non une simple fiction mensongère. Et en plus, du fait que le mythe, comme la mystification, peut avoir une action effective (allemand : Wirkung, wirken), il n’est pas sans rapport avec l’ordre de la réalité (Wirklichkeit)[2].
Il est utile d’explorer le thème de l’unité des trois religions, pour mettre au clair ce qu’il y a de vrai dans cette affaire. Mais c’est une tentative risquée, et le sujet est très délicat. On ne peut l’aborder ni sans le recul nécessaire, ni sans tenir compte de la diversité des avis,  des projets et intérêts actuellement en jeu. En attendant le résultat de cette recherche, je me propose de traiter ce sujet non pas directement, mais de biais, en présentant deux hypothèses de travail : a) comment l’idée de l’unité des trois religions agit-elle sur la formation d’une conscience identitaire ? et  b)  est-ce une synthèse ou du syncrétisme ?
 
1-      La formation d’une certaine conscience identitaire
            10- Le problème de l’identité nationale
Il me semble évident que l’idée de l’unité des trois religions, dont on parle comme d’une vérité incontestable, n’est pas tombée du ciel, comme une donnée depuis toujours.
En effet, quand le bouddhisme fut introduit en Chine, on crut d’abord qu’il s’agissait d’une variante indienne du taoïsme.  Puis, après y avoir regardé de plus près, on s’est rendu compte que ce n’était pas la même chose. Nous savons qu’au Vietnam, comme en Chine, le bouddhisme a été du XIe au XIVe siècle soutenu par des rois des dynasties Lyù et Traàn, avant de faire une longue traversée du désert, critiqué avec véhémence par les confucianistes.
Cette idée de l’unité des trois religions est, me semble-t-il, soit ou bien le résultat de « synthèses » trop rapidement conclues, soit l’équilibre factice, dû à la délimitation du domaine de chaque doctrine[3]  –  ce qui permet d’éviter des empiètements réciproques – , ainsi qu’à la transformation progressive du bouddhisme lui-même dans le sens des désirs de la population, ce qui, dans tous les cas,  élimine des sujets de controverse. Faisons confiance aux chercheurs pour trouver quand l’idée de l’unité des trois religions fut exprimée pour la première fois, dans quel contexte et dans quel but.  Je prends, quant à moi, cette idée comme une donnée culturelle dont je m’abstiens d’explorer la genèse historique.  Qu’elle soit  vraie ou non, nous pouvons en faire abstraction, car, comme dit précédemment, cela n’empêche nullement cette idée d’agir.
Quelle serait alors l’action de cette idée ? Que pourrait-on en faire ?
Tout d’abord il ne me semble pas – du moins jusqu’ici – que cette idée ait fonctionné comme une hypothèse de recherche, ouvrant la voie à des études approfondies pour parvenir à une vision claire et bien fondée des choses. Faudrait-il expliquer cette situation par la différence entre l’esprit oriental et l’esprit occidental, le premier étant censé tourné vers l’action plus que vers les questionnements théoriques comme ce fut le cas de la Grèce antique ?  Je ne saurais y répondre.
Mais à considérer l’histoire de la rencontre entre le Vietnam et l’Occident,  j’ai acquis cette impression que cette idée de l’unité des trois religions, héritée des Chinois, et probablement sans visée précise au début, soit devenue petit à petit le point de cristallisation pour une nouvelle conscience identitaire.
La première conscience de l’identité nationale du Vietnam s’est élaborée lors de la lutte pour l’indépendance par rapport à la Chine au Xe siècle. En effet, après avoir été intégré pendant onze siècles dans l’empire chinois, le Vietnam, constitué en Etat indépendant, maintient à la fois l’organisation administrative selon le modèle chinois et la langue chinoise comme langue de culture. Les trois religions se trouvaient aussi dans cet héritage commun, avec leurs livres canoniques écrits en chinois. Il est évident que pour se définir comme différent de la Chine, on ne pouvait faire appel à cet héritage culturel commun, mais aux considérations territoriales : le Ciel aurait donné le Nord aux empereurs de Chine et le Sud au roi ou empereur du Vietnam ; c’est ici dans le Sud que nous avons notre roi, nos montagnes, nos fleuves et nos divinités.
La rencontre avec l’Occident rend nécessaire une nouvelle définition de son identité nationale, et cette fois l’idée de l’unité des trois religions peut fonctionner, avec le risque de forger une identité fermée, immuable. On peut distinguer dans cette rencontre deux étapes : la première, pacifique, avec l’introduction du christianisme au XVIIe siècle par des missionnaires occidentaux ; la seconde, violente, avec l’intervention des armées étrangères au XIXe siècle, ce qui a pour conséquence la perte de l’indépendance nationale[4].

           11- Identification du champ religieux par des missionnaires
Pendant la première étape qui a duré environ deux siècles, les trois religions ont eu dans la rencontre l’avantage de premiers occupants du terrain. Elles n’avaient pas à se définir face à la dernière venue, c’était plutôt à celle-ci de se faire une place au soleil.
Se trouvant dans cet état de fait, les prédicateurs du christianisme devaient, d’un côté, chercher à connaître et à identifier tout ce qui se faisait en matière religieuse dans le pays et, de l’autre côté, se découvrir les premiers, en prenant clairement position par rapport aux croyances et pratiques religieuses existantes sur place.
Pour la première tâche, qui en somme ne comportait que peu de risques, ils pouvaient s’appuyer sur les travaux de leurs prédécesseurs ayant travaillé en Chine, comme l’italien Matteo Ricci, le belge Ferdinand Verbiest, etc., ainsi que des observations faites sur place. La moisson n’était pas maigre. Au XVIIe siècle on a vu publier en des langues européennes des livres sur le Vietnam, rédigés par plusieurs Jésuites : de Rhodes, Borri, Tisannier et Marini.  Du XVIIIe siècle nous trouvons à l’état de manuscrits (conservés aux archives de la Société des M.E.P.) deux œuvres qui furent utilisées au Nord-Vietnam et qui traitaient systématiquement des religions du Vietnam.  C’était des œuvres composées par des missionnaires italiens, de l’ordre des Augustins déchaussés : la première fut rédigée en latin, à l’usage des missionnaires par le P. Adrien de Sainte Thècle, le Opusculum de Sectis apud Sinenses et Tunkinenses (1750, AMEP, vol.667)[5] ; la seconde fut écrite en vietnamien romanisé, pour l’instruction des catéchistes, très probablement par Mgr. Hilaire Costa di Gesù, vicaire apostolique au Tonkin Oriental , le Tam Giaùo Chö Voïng (Les erreurs des trois religions, 1752, AMEP, V-1089).
Ces travaux  ne sont pas exempts d’erreurs, surtout en ce qui concerne le bouddhisme.  Mais c’est compréhensible, étant donné la documentation disponible à l’époque : en effet les livres canoniques du Bouddhisme n’ont été connus par les Occidentaux qu’au XIXe siècle, et comme le bouddhisme était déjà au XVIIe siècle dans une longue période de décadence, les quelques livres disponibles en chinois au Vietnam, ou bien n’étaient pas de première main, ou bien ne pouvaient être empruntés pour consultation qu’avec grande difficulté. Cela étant dit, il faut reconnaître que les écrits des missionnaires, surtout ceux des Augustins déchaussés, sont les premières synthèses connues sur les religions au Vietnam, avec une mine de faits observés. Reconnaissons aussi que les missionnaires se sont donné beaucoup de peine pour connaître les trois religions, alors que les adeptes de ces dernières se montraient moins curieux au sujet du christianisme.
 La  seconde tâche, au contraire, s’avérait plus délicate et beaucoup plus risquée, comme on l’aurait remarqué en lisant le titre du livre « Les erreurs des trois religions ». En effet l’obligation, pour le dernier venu, de se découvrir le premier, implique celle de prendre position, en discernant parmi les  croyances et pratiques religieuses existantes dans le pays, celles qui pour lui sont acceptables de celles qui ne le sont pas.  Les éléments acceptables ne font pas problème et on en parle peu ; les éléments inacceptables, on les développe en long et en large et on les qualifie d’erreurs ou de superstitions, pour désigner aux chrétiens ce à quoi ils ne devraient plus revenir.
Apparemment il y a de quoi fâcher tout le monde et liguer tout le monde contre soi. C’est ce que semble croire le Vénérable Thích Nhaát Haïnh dans son livre Hoa sen trong bieån löûa (Le Lotus au milieu de la mer de feu, Paris, Ronéo,1969).  Selon son interprétation, c’est l’absence d’intégration ou d’inculturation dans la culture locale et cette manie de critiquer tout le monde qui ont mis les chrétiens l’écart de la nation vietnamienne et déclenché les persécutions. Ce livre présente l’avantage de résumer, presque sans commentaire, tous les griefs, fondés ou non contre le christianisme.  C’est une relecture faite au milieu du XXe siècle de 400 ans d’histoire. Or, si l’on en croit le philosophe Raymond Aron  « l’histoire est la reconstitution par et pour les vivants de la vie des morts (…) Chaque société a son histoire et la décrit au fur et à mesure qu’elle change elle même »[6].   Je dirais, pour emprunter les termes du philosophe Alfred Schütz (1899-1959) que l’on relit l’histoire selon sa « situation biographique » (qui inclut entre autres sa formation, son milieu culturel, ses intérêts, ses désirs, ses projets, ses espérances). Cette relecture qui se veut nuancée tout en restant assez vague est donc elle aussi située.
Ainsi la prise de position du christianisme – risquée, disais-je – apparaît comme la volonté de critiquer tout le monde et de s’opposer à tout le monde.  A ce propos je ferais remarquer que la critique n’est pas le propre du christianisme occidental[7]. Personne, en effet n’ignore que pour le bouddhisme les opinions différentes de l’enseignement de l’Eveillé sont considérées comme de l’ignorance, premier chaînon de causes qui engendre tout ce monde d’illusion et de souffrance. Personne non plus n’oublie que dans les discussions avec leurs adversaires, les bouddhistes, en rejetant le tétralemme[8], ne leur laissent aucune chance. Il est en outre bien connu, qu’au Vietnam, à partir qu XVe siècle, c’est-à-dire à partir de la dynastie des Lê postérieurs, les historiens confucéens, tels Leâ Vaên Höu ou Ngoâ Só Lieân ont sévèrement critiqué le bouddhisme, les rois cependant ne touchèrent pas à ses privilèges acquis pendant les quatre siècles précédents, se contentant de ne pas en accorder de nouveaux. Faut-il préciser que les critiques du bouddhisme par des missionnaires chrétiens  ont été, pour la plupart, simplement reprises des confucianistes ? J’ajouterais enfin que les critiques dont on a parlé, étaient aux XVIIe et XVIIIe siècles soit publiées en Europe dans des langues européennes, soit restées au Vietnam à l’état de manuscrits, en latin ou en vietnamien romanisé, destinées à l’usage interne, et par conséquent, elles ne pouvaient guère être la cause éventuelle des persécutions de l’époque.
Au sujet de l’accusation souvent répétée du manque d’adaptation ou d’inculturation, je ferais deux remarques : a) Les chrétiens vietnamiens sont déjà, avant leur baptême, baignés dans le système politique et social confucéen. Comme leur entourage, ils vivent tout naturellement dans le cadre des trois liens (Souverain-sujet, Père/Parent-enfant, Epoux-épouse) et dans la pratique des cinq vertus (Humanité/bienveillance, Justice/attachement, Politesse/urbanité, Sagesse, Fidélité/confiance). Il faudrait donc réexaminer le bien fondé de l’accusation selon laquelle le christianisme aurait détruit les bonnes mœurs du pays.  b) Pour l’enseignement de la doctrine chrétienne, les missionnaires ont fait un grand effort dès le XVIIe siècle, avec l’aide des Vietnamiens,  pour prêcher et écrire en vietnamien, y compris en écriture vietnamienne sinisée (le nôm), et en même temps pour trouver des mots aptes à traduire des concepts chrétiens, alors que, à cette époque, et bien longtemps encore, les trois religions ont gardé leurs livres en chinois. De plus ils ont fait usage des formes littéraires en cours dans la population : poèmes didactiques, pièces de théâtre pour représenter les épisodes de l’Histoire Sainte ou de la vie des saints.
Si, faute d’adaptation ou d’inculturation, le message chrétien était incompréhensible, comment serait-il possible qu’il y ait eu des conversions, y compris dans les rangs des lettrés ou même dans les familles royales ? Ce n’était, bien sûr, que des conversions individuelles, car la situation n’était nullement comparable avec le bouddhisme, soutenu pendant quatre siècles par les souverains du pays.
En somme, si on laisse de côté le fait connu que ceux ont le pouvoir ont de tout temps la tentation de faire taire ceux qui ne sont pas d’accord avec eux, alors ici ce ne sont ni des critiques contre les autres religions, fréquentes déjà entre les trois religions, ni l’absence d’adaptation qui auraient pu être les causes de la persécution des chrétiens. A mon avis, les causes immédiates des persécutions – d’ailleurs ponctuelles et peu nombreuses pendant les XVIIe et XVIIIe siècles – ne sont pas à chercher au niveau théorique des considérations générales et abstraites, mais plutôt au niveau pratique, concret, de la vie religieuse. En effet, il existait dans chaque village le culte du génie tutélaire, auquel naturellement tout le monde participait.  Pour les chrétiens, qui autrement vivaient comme tout le monde, c’était un  grave problème : adorateurs du Dieu unique et transcendant, maître véritable du Ciel et de la Terre (Thieân Ñòa Chaân Chuùa), ils devaient renoncer à tous les esprits qui, n’étant pas le vrai Dieu, sont appelés des idoles, des adversaires de Dieu. Ainsi pour se faire dispenser de ce culte considéré comme idolâtrique, ils devaient négocier avec le conseil communal, moyennant paiement en espèces, comme « participation aux frais ». Solution pas toujours satisfaisante du point de vue doctrinal, ni toujours admise dans la pratique, car, d’un côté, certains missionnaires rigoristes la considérèrent comme une contribution détournée, mais effective, à l’idolâtrie et, de l’autre côté, certains conseils communaux, plus intransigeants et moins compréhensifs, refusèrent cette tractation assimilée à de la corruption et les dénoncèrent auprès des mandarins du district. La persécution décidée d’en haut, est renforcée en bas par la récompense accordée aux dénonciateurs – n’oublions cependant pas que certains non-chrétiens avaient de la pitié pour ceux qui étaient persécutés injustement.
Pour cette première étape, généralement paisible, les chrétiens furent de temps à autre poursuivis pour des raisons clairement religieuses, comme témoins du Dieu unique[9].  Cependant dans les Annales royales de l’époque, on signale en passant quelques persécutions ponctuelles en accusant d’une manière vague les chrétiens d’avoir perverti les mœurs.  Accusation étonnante, car, comme dit précédemment, les chrétiens respectent l’ordre politique et moral confucéen, dont ils se sentent  proches et qui en outre se trouve intégré dans leur système des Dix Commandements et malgré cela ils sont persécutés, comme dans la suite, précisément  par le pouvoir confucéen, sans se révolter contre le pouvoir légitime..
 
            12- Conscience identitaire face aux Occidentaux
Si la conscience identitaire est définie dans la première étape par rapport à la Chine, elle est redéfinie dans la seconde étape face à l’Occident au cours du XIXe siècle dans des conditions troubles : méfiance du roi Minh Maïng (1820-1841) à l’égard des Français qui ont travaillé avec son père, refus de la modernité et retour à la culture chinoise, persécution systématique des chrétiens ; puis intervention des armées étrangères, françaises et espagnoles ; défaite militaire du Vietnam divisé dans la suite en une colonie et deux protectorats ; chrétiens accusés en bloc de collaboration ; soulèvement, organisé par un groupe de lettrés, de villages non chrétiens pour attaquer des villages et hameaux chrétiens ; résistances royaliste, puis nationaliste et enfin communiste ; guerre de libération, division du pays et guerre entre les zones Nord et Sud, mouvement bouddhiste, victoire communiste et réunification du pays, exil d’environ un million de Vietnamiens, continuation de discussions animées entre exilés.
Et jusqu’à ce jour on se pose encore de temps à autre la question « qu’est-ce être Vietnamien ? » Les réponses sont souvent implicitement données, en laissant transparaître des exclusions d’un groupe par un autre : communistes,  puis bouddhistes s’identifiant à la nation, et enfin, comme pour éviter d’être mis à l’écart, un groupe de catholiques fonde l’association controversée « Catholiques et Nation ».
C’est dire qu’on est encore loin d’arriver à dépassionner l’étude de ces 200 dernières années. A ma connaissance, mise à part l’œuvre monumentale, en publication depuis 1969, très fouillée mais encore inachevée, de l’historien Etienne Voõ Ñöùc Haïnh, La place du Catholicisme dans les Relations entre la France et le Vietnam, on se trouve souvent devant des écrits, soit de témoins unilatéralement engagés, soit de militants politiques qui dans certains domaines semblent prendre beaucoup de libertés dans la sélection et l’interprétation des documents et des témoignages.
Je n’ai pas la compétence pour me risquer dans ce domaine piégé. Je me limiterai à deux remarques : a) on parle souvent de l’identité d’une nation ou d’une personne, comme si c’était quelque chose de figé une fois pour toutes, et non comme une réalité soumise continuellement à l’évolution. b) quand on lit des livres écrits par certains auteurs vietnamiens, il faut faire attention à leur mauvaise habitude d’employer des termes imprécis, habitude favorisée par l’absence de certaines formes grammaticales. Quand ils écrivent par exemple « coäng saûn », on ne sait pas s’ils veulent dire « la doctrine/théorie communiste », « le système/régime communiste », « les communistes », « des communistes » ou l’adjectif « communiste ».  De même le terme « Phaät giaùo » peut signifier « la doctrine bouddhique », « l’organisation/communauté (laquelle ?) bouddhique », « les bouddhistes », « des bouddhistes » ou l’adjectif « bouddhique ». On devine la difficulté d’en donner la traduction française précise. Mais cette imprécision entretenue, on l’aura deviné, rend possible des glissements de sens, dus à la négligence ou même voulus en vue de certaines manipulations .
Dans cette seconde étape de la rencontre avec l’Occident, on a perdu de vue le fait que                                                    depuis 200 ans les missionnaires envoyés par les autorités religieuses étaient venus non armés, sur des bateaux de commerçants, et on ne prend en compte désormais que le pays d’origine qu’ils avaient en commun avec les soldats récemment arrivés au pays sur ordre de leurs chefs politiques. Comme s’ils poursuivaient les mêmes buts, avec les mêmes moyens ! Peu de personnes étaient capables de faire la distinction et les chrétiens étaient coincés entre deux adversaires politiques. En tout cas l’amalgame fut vite fait.
Il me semble que c’est justement dans cette situation embrouillée que l’idée de l’unité des trois religions d’Asie fut redécouverte comme élément clef dans la redéfinition de l’identité asiatique par opposition à l’Occident. Face à cet Occident considéré maintenant comme indissolublement chrétien et colonialiste, impérialiste, on construit petit à petit, jusqu’à nos jours, des clichés contrastants,  flatteurs pour l’Orient. Et on y croit volontiers sans penser à les vérifier.
 Ainsi, d’un côté, on présente cette Asie de l’unité des trois religions comme naturellement dotée de l’esprit de tolérance, sans dogmatisme, toujours à la recherche de l’harmonie. Et c’est pourquoi, on proclame comme pour se convaincre soi-même qu’il n’y a pas eu de guerres de religion en Asie.  De l’autre côté, on dépeint l’Occident chrétien – et dans son sillage, les chrétiens vietnamiens – comme aspirant à la domination, cherchant à provoquer les conflits, avec à sa base une religion dogmatique, intolérante et incapable de s’adapter, de se mêler, ou du moins à s’entendre avec les autres.
Ces clichés ne sont pas sans conséquences pratiques : pas question de tolérer ceux qui sont intolérants ! On sait quelle action entreprendre. Et face à cet Occident, il faut revenir au fonds commun asiatique, à la Chine : c’est ce qu’a fait le roi Minh Maïng, confucianiste.
Tout d’abord l’action d’un certain nombre de lettrés confucianistes pendant le dernier quart du XIXe siècle.  Après la perte de l’indépendance nationale et la chute de la monarchie dans l’insignifiance, une partie d’entre eux, royalistes mais refusant le défaitisme du roi, se sentirent porteurs de la conscience nationale. Ils proclamèrent la guerre contre les Occidentaux et contre ces traîtres de chrétiens. N’étant pas assez forts contre l’armée étrangère, ils s’acharnèrent sur les chrétiens. Ils accusèrent violemment ces derniers d’avoir perdu le sens de la fidélité au souverain et de la piété filiale et d’avoir perverti les bonnes mœurs qui définissent l’humain. Curieusement, la postérité parle en bloc des lettrés comme étant tous des patriotes[10], en taisant le fait que la masse des mandarins ont bel et bien choisi de collaborer avec le pouvoir colonial. Quelques révolutionnaires cependant ont su garder le sens de la justice, en mentionnant des chrétiens résistants, dont un certain nombre ont été envoyés au bagne de  Poulo-Condor.
Les taoïstes semblent rester hors jeu, fidèles en tout temps à leur principe : se désengager de ce monde éphémère. Beaucoup les considèrent comme des chercheurs de l’immortalité dans un autre monde, ou simplement comme des adeptes des pratiques de la magie. Après la défaite des lettrés, les nationalistes, entre autres ceux du parti Quoác daân ñaûng, inspiré du Kuo Min Tang chinois, républicain, prennent la relève, mais, se rendant compte de la nécessité de réaliser l’union nationale, sans exclure personne, ils centrent leur lutte sur le plan politique et militaire. De toute façon, suite au retrait du Taoïsme et du recul du Confucianisme sur le plan politique, c’est,semble-t-il, le tour du Bouddhisme, resté auparavant à l’écart des choses de ce monde, d’occuper le devant de la scène.
Au XXe siècle, la greffe de la culture occidentale sur l’ancienne est devenue un fait et a apporté bien des changements. Mais certains intellectuels continuent à attaquer le caractère occidental, non national[11], du christianisme. Tout en écrivant désormais avec l’écriture romanisée, ils accusent les missionnaires d’avoir voulu, en inventant et en diffusant ce mode d’écriture, couper les racines … chinoises de la culture vietnamienne, pour faciliter la propagande religieuse. C’est simplement ignorer que l’écriture sinisée (nôm) est utilisée par les chrétiens dans leurs livres religieux du XVIIe jusqu’au milieu du XXe siècle, et que le premier dictionnaire nôm a été, en collaboration étroite avec des chrétiens vietnamiens, confectionné dès la fin du XVIIIe siècle par le missionnaire Pigneaux de Béhaine et imprimé au XIXe siècle par un autre missionnaire, Taberd. Alors qu’à l’époque les lettrés s’intéressaient plus au chinois qu’à l’écriture nôm de la langue nationale. Il y a bien d’autres accusations, mais laissons aux historiens le soin de démêler, hors du contexte passionné, le vrai et le faux
Quant aux communistes, il est permis, en un certain sens, de les considérer eux aussi comme des héritiers des confucianistes. En effet, si les confucianistes forment l’élite, consciente du devoir d’éduquer la masse, les communistes, eux aussi, conscients de former la nouvelle élite – ne revendiquent-ils pas d’être la conscience du prolétariat ? – éduquent et mobilisent la masse à la lutte, sans recourir à la religion, non seulement contre les forces d’occupation, mais aussi – et c’est leur nouveauté – contre les féodaux du pays, ainsi que contre les cléricalismes de tout bord.
Ainsi donc, au XXe siècle, depuis les années 60, les bouddhistes, considérés jusque là comme des adeptes du détachement de ce monde éphémère, illusoire et plein de souffrance,  se sont mobilisés sur le plan politique, avec un savoir-faire étonnant, comme mouvement religieux, pour défendre le Dharma et, depuis peu, les droits humains. Voulant sans doute donner à leur lutte la portée nationale, certains présentent la thèse que le bouddhisme (ou les bouddhistes ?) est identique à la nation vietnamienne et que par conséquent le bouddhisme (les bouddhistes ?), ne pouvant être que fidèle à soi-même, ne peut jamais être traître à la nation. Faut-il voir dans cette nouvelle définition de l’identité nationale l’inspiration du Bouddhisme Unifié ? Je ne saurais y répondre, car l’histoire de ces dernières quarante années n’a pu être abordée de manière dépassionnée, et avec le temps qui court beaucoup de témoins vont disparaître sans avoir l’opportunité de s’exprimer.
C’est avec ce retour du religieux que nous pouvons reprendre la question de l’unité des trois religions.
 
2-      Synthèse ou syncrétisme ?
Avec l’arrivée au Sud-Vietnam de nouveaux mouvements politico-religieux, tels le Caodaiïsme, le Bouddhisme Hoøa-Haûo, et des divers maîtres religieux (oâng ñaïo), le champ religieux déborde largement le cadre des trois religions. Mais déjà les religions traditionnelles, c’est-à-dire les trois religions, plus les cultes des héros nationaux, des déesses-mères et les divinités des trois ou quatre mondes, sont tellement imbriquées les unes dans les autres que les connaisseurs, contrairement à certains militants politiques, sont d’avis qu’il n’est pas possible d’attribuer à chacune d’elles tel ou tel pourcentage de la population[12]..
Ainsi, par exemple, le Vénérable Thích Nhaát Haïnh écrit en 1966, au cœur des luttes des bouddhistes contre le gouvernement sud-vietnamien, dans le livre mentionné plus haut  Hoa sen trong bieån löûa (Le lotus dans l’océan de feu), p. 15 : «La synthèse des trois religions est toujours réalisée parfaitement au niveau de la masse populaire, et c’est pourquoi le bouddhisme est le dénominateur commun des croyances populaires du Vietnam. Quand quelqu’un se présente comme confucianiste, il ne nie pas qu’il soit bouddhiste. Et quand il se présente comme bouddhiste, il ne nie pas qu’il soit confucianiste. Voilà pourquoi au Vietnam on ne peut pas dire que dans la population il y a tel ou tel pourcentage de confucianistes, de taoïstes ou de bouddhistes … L’idée de ‘l’unité des trois religions’, issue de l’époque des dynasties Lyù et Traàn a donné aux croyances populaires du Vietnam un aspect de synthèse. Si nous étudions la vie religieuse d’une famille paysanne, par exemple, nous y trouverons intimement harmonisés  des éléments bouddhistes, taoïstes et confucianistes. Les croyances  populaires au Vietnam n’ont jamais été du bouddhisme pur : en plus des  éléments confucianistes et taoïstes, elles comportent encore des croyances typiquement locales qui ont existé bien avant l’arrivée des trois religion. ».
A ce propos, il nous semble que, pour avoir voulu trop ou tout embrasser, le Vénérable ait dû entendre les mots « synthèse » et « harmonie », dans un sens trop large, sans expliquer qui aurait pu élaborer la synthèse, en quoi cette synthèse serait parfaite, en quoi consisterait l’harmonie intime, pourquoi et en quoi le bouddhisme pourrait être le dénominateur commun. Malgré tous les propos assez bien nuancés qu’on vient de lire plus haut, l’affirmation générale du caractère non dogmatique de ce « dénominateur commun » comporte cet avantage pratique de présenter presque tous les Vietnamiens adeptes de divers cultes comme étant des bouddhistes. Mais l’inconvénient c’est que, dans la pratique également, on ne peut plus contrôler la vraie position de tous ceux qui se présentent comme bouddhistes ou de certains qui agissent plus que bruyamment en son nom.
Revenons à la question de l’unité des trois religions, non pas en faisant la comparaison, toujours très difficile et délicate, entre les textes doctrinaux, mais en s’appuyant sur les faits de la vie quotidienne.

21- Absence de confrontation
 Tout d’abord notons que l’on parle d’unité ou d’harmonie, dans un sens mal défini, en arguant qu’il n’y a pas eu de confrontation ou de guerre de religion. Une petite nuance s’impose ici. Rappelons encore ici que, d’une part, le pouvoir confucéen a pendant plusieurs siècles considéré l’ordre moral et politique préconisé par Maître Kong comme la voie correcte et les autres doctrines comme des voies déviantes qu’il faudrait avoir à l’œil, et que, d’autre part, pour les disciples de l’Eveillé les voies différentes du sien relève tout simplement de l’ignorance. Face à ces prises de position tranchées de la part des élites bien instruites, les gens du peuple, semble-t-il, se composent, comme par bricolage, chacun pour soi et selon les circonstances variables, une voie pratique, qui ne cherche pas nécessairement la cohérence.
Par ailleurs cette absence de confrontation pourrait s’expliquer de plusieurs façons. Premièrement, par la séparation des domaines : en effet le confucianisme préconise l’engagement dans la construction de la société humaine, par l’instauration d’un ordre politique et moral basé sur les trois liens sociaux et les cinq vertus ; quant au taoïsme et au bouddhisme, ils visent précisément la sortie hors de ce monde éphémère ou illusoire, le premier, en cherchant l’immortalité dans un monde supérieur, et le second, en  refusant toute existence dans ce monde des choses conditionnées. Deuxièmement, par le compartimentage dans la vie de chacun : dans la première période de la vie, l’homme travaille activement dans l’esprit de Confucius à édifier le monde social dont il est responsable ; ensuite, à la retraite, il se retire de la vie active et se met à la recherche d’un autre monde, ou d’aucun autre monde. Enfin, troisièmement, la position dite non-dogmatique semble impliquer qu’on n’a pas de conviction à défendre, rendant vaine et inutile toute confrontation idéologique.
La séparation des domaines d’application pour chaque doctrine et le compartimentage de la vie de chacun rendent inutile l’unification des doctrines ainsi que l’unité de la vie humaine. Si chacun s’intéresse au bon moment à son domaine ainsi délimité, il n’y aurait moins de conflit d’intérêts mondains. Certes, l’absence de confrontation peut ainsi garantir une certaine paix, mais on est loin de tendre soit vers l’accord entre les hommes, soit vers l’unité ou l’harmonie des doctrines.
 
22- Assimilation des panthéons
 L’absence de confrontation, due à l’absence de prise de position théorique – ou plutôt l’indifférence à l’égard des théories – favorise dans la population une certaine pratique relativiste et pluraliste, que certains qualifient de tolérante,  dans laquelle, pour les besoins de la cause on s’adresse indifféremment à des êtres supérieurs, quels qu’ils soient et quel que soit leur panthéon d’origine.
 Si dans la Grèce antique, la définition de la piété comme étant le fait de faire ce qui plaît aux divinités – dans le dialogue Euthyphron de Platon –, était mise en question par Socrate, arguant que ce qui plaît à l’une d’elles peut fort bien déplaire à une autre, la religion populaire au Vietnam, quant à elle, semble ignorer un tel questionnement théorique, puisque l’on n’aurait rien à perdre, pratiquement, à être en bons termes avec tous les êtres supérieurs.
Les êtres supérieurs tendent dans la conscience populaire  à être assimilés les uns aux autres. On parle de « Trôøi Phaät » (le Ciel-Bouddha), de « caàu Trôøi khaán Phaät » (prier le Ciel et implorer le Bouddha), ou de « Phaät Thaùnh Tieân » (Bouddha, les Saints ou les Sages, et les Immortels). Certaines divinités comme le soleil, la lune ou le dieu de la cuisine, sont même appelées bodhisattvas. L’assimilation ne peut jamais être – car paradoxalement ce serait alors la synthèse – car on trouve encore différents cas de figures. En effet, il existe souvent, dans les temples, des statues des divinités relevant de divers panthéons, avec la prédominance, selon les cas, du bouddhisme, du taoïsme, du confucianisme ou du culte populaire des déesses-mères  des trois ou quatre mondes. Avec, pour un certain nombre de cas, des temples où il y a de tout, sauf des divinités bouddhistes, et d’autres où il n’y a rien d’autre que des personnages bouddhistes.
Le culte des déesses-mères relève d’une autre origine que le bouddhisme, mais dans certains temples, on peut trouver une statue de Bouddha parmi celles des autres divinités, et dans quelques versions de leurs légendes, on peut même lire que la déesse-mère dont il s’agit, ayant été sauvée de la détresse par le Bouddha, auraient adhéré au bouddhisme, en prenant refuge auprès de Bouddha, de sa doctrine (Dharma) et de sa communauté (sangha). C’est le signe évident d’une tentative de récupération tardive par certains  bouddhistes, qui veulent par là affirmer la supériorité de leur religion sur le culte des déesses-mères, en faisant du Bouddha une divinité parmi les autres, mieux, la divinité la plus puissante, créatrice même de l’univers. Désormais dans le culte des déesses-mères on peut parfois trouver aussi bien l’insertion des invocations de Bouddha dans des poèmes chantés en l’honneur d’autres divinités, que la récitation des mantras ou des dharanis (en chinois : shen zhou)[13]. Certaines pagodes éditent et diffusent chaque année dans la population ces formules magiques, avec le calendrier des fêtes de toutes des religions traditionnelles[14], ainsi qu’avec des horoscopes très détaillés pour chaque jour de l’année. Ce processus confirme, encore une fois, la tendance d’un certain bouddhisme à vouloir pratiquement tout récupérer en son sein, sans toujours poser la question théorique de la compatibilité entre ces cultes et la doctrine des quatre nobles vérités.
Le rapprochement entre le bouddhisme et le culte des déesses-mères se trouve encore facilité par le fait que le bodhisattva Avalokitesvara, personnage masculin dans le bouddhisme indien, est devenu en Extrême-Orient une divinité féminine – Guan Yin en chinois, Quan Âm en vietnamien – déesse de la miséricorde et donneuse d’enfants.
Il n’est pas étonnant que dans cette situation où tout est mélangé – des publications vietnamiennes à l’étranger dirigées par une élite bouddhiste en témoignent – des Vietnamiens adeptes de divers cultes, surtout ceux qui se cherchent une identité culturelle dans les pays d’accueil, sont présentés tous, ou ont l’habitude de se présenter comme des bouddhistes. Sauf une petite minorité bien instruite, qui se présente comme confucianiste.
Un autre fait remarquable : même la morale politique, sociale et familiale enseignée par le confucianisme et adoptée sans difficulté par les chrétiens vietnamiens[15], et qui se résume dans les deux vertus, la fidélité au souverain et la piété filiale, est présentée aux masses populaires tout simplement comme l’enseignement de Bouddha lui-même. On diffuse encore de nos jours des petits livres populaires qui parlent en ce sens. Encore une confirmation de la situation des religions au Vietnam.
Notons cependant qu’il existe des résistances à cette tendance au mélange. Tout d’abord le culte des héros nationaux, en particulier celui du Général Traàn Höng Ñaïo, le vainqueur des envahisseurs mongols  au XIIIe siècle, fonctionne dans son cadre propre, dans ses temples propres, différents des pagodes bouddhiques. De même les séances de possessions médiumniques font intervenir des déesses-mères et les esprits des trois ou des quatre mondes, mais non pas des divinités bouddhiques. Dans bon nombre de temples relevant de ce culte il n’y a pas de statue de Bouddha. Enfin, le culte taoïste, qui à ma connaissance n’est pas encore l’objet d’études bien fouillées au Vietnam[16], possède un panthéon bien fourni, mais difficilement réductible aux bouddhas ou bodhisattvas. Comme dans la population, il ne semble pas y avoir de distinction très nette entre les rites funéraires confucianistes, bouddhiques ou taoïstes, il serait intéressant de procéder dans ce domaine à une étude comparative précise.
 
23- Récapitulation
Après la chute de la monarchie et l’éclipse de l’élite confucéenne qui l’a soutenue, le confucianisme, doctrine d’Etat pendant plus de cinq siècles, disparaît du champ politique. De plus, le taoïsme, fidèle à ses principes, se maintient à l’écart des luttes pour la gloire et la richesse dans ce monde. C’est donc dans cette situation qu’une certaine élite bouddhiste se met à récupérer et à entretenir les pratiques religieuses des autres religions, et présente le bouddhisme comme le dénominateur commun dans la synthèse et l’harmonie des religions traditionnelles au Vietnam, mieux, comme porteur de la culture vietnamienne toute entière. Et cela surtout depuis que des bouddhistes, laissant de côté la voie pure de la méditation de la vacuité, ont choisi, au nom du Dharma, de se salir les mains dans les bagarres politiques, humaines trop humaines, de ce monde.
Cependant, à mon avis,  le vrai dénominateur commun dans la vie sociale au Vietnam ne réside moins dans les théories métaphysiques, d’ailleurs très divergentes, des différentes religions, que dans la mise en pratique généralisée de la morale confucéenne. Et cela malgré le fait que le confucianisme n’est pas représenté par un parti politique. En effet, contrairement à certaines religions qui présentent sur l’au-delà des descriptions détaillées et saisissantes, Maître Kong a une attitude nettement réservée face à ces questions sur la religion, sur l’au-delà. Il se demande : « Le Ciel lui-même parle-t-il jamais ? Les quatre saisons se succèdent, les cent créatures prolifèrent : qu’est-il besoin au Ciel de parler, » (Lunyu, XVII, 19) . Il recommande à ses disciples d’ « honorer esprits et démons tout en les tenant à distance ». Et à Zilu qui demande comment servir les esprits, il répond : « Tant qu’on ne sait pas servir les hommes, comment peut-on servir leurs mânes ? » (Lunyu, VI, 20).. Au sujet de la mort, il dit : « Tant qu’on ne sait pas ce qu’est la vie, comment peut-on savoir ce qu’est la mort ? » (Lunyu, XI, 11). Sa morale enseigne la loyauté envers l’autorité politique, la piété filiale envers les parents et les cinq vertus régissant les rapports humains en général. C’est elle qui imprègne toute la vie en société.
Nous arrivons maintenant à la question posée : synthèse ou syncrétisme ?
S’il faut donner une réponse claire, j’opterais pour syncrétisme, du moins pour la très longue période où les trois religions pouvaient s’affirmer ensemble sans contrainte. Car une synthèse se devrait d’être bien plus réfléchie et plus cohérente.
Je reprends la remarque de Madame le Professeur Julia Ching sur la Chine, mais qui me semble aussi valable pour le Vietnam : « Ce syncrétisme a surtout été le fait des couches populaires ; il a conduit à une harmonisation, au service du bouddhisme, entre bouddhisme et taoïsme et entre les trois religions de la Chine, pour aboutir en fin de compte à une religion populaire qui emprunte aux trois religions »[17] ; cependant avec cette grande réserve que je n’aurais pas utilisé le mot « harmonisation » qui implique, à mon avis, une opération plus consciente et mieux contrôlée, ce qui ne semble pas être le cas de la masse d’individus anonymes. En philosophie il peut y avoir chez certains penseurs du syncrétisme, mais ils organisent les éléments de différentes origines en une unité cohérente et structurée. Le syncrétisme dont il s’agit ici ne me semble aboutir ni à une unité doctrinale, ni à une unité pratique des trois religions.
Pour la période contemporaine, j’hésite à attribuer au bouddhisme, du moins dans son inspiration fondatrice, la faculté immense d’adaptation lui permettant de tout digérer, sans perdre sa propre identité. Je cite encore le Professeur Julia Ching : « Si le bouddhisme a survécu en Chine, c’est en se mettant au service d’idéaux chinois, notamment les valeurs familiales confucianistes, conformant ainsi une affirmation fondamentalement chinoise : celle de l’importance de cette vie et de ce monde (…) L’accent mis sur l’idéal du bodhisattva donne pratiquement congé à l’idée de nirvana, remplacée par le désir de la renaissance dans le Pays Pur »[18]. Ce qui semble bien s’appliquer tout d’abord au bouddhisme populaire vietnamien qui, on l’a vu, attribue la morale confucéenne à l’enseignement de Bouddha lui-même et, ensuite à une branche du bouddhisme qui revendique la représentation de la nation vietnamienne et la direction de la lutte politique, confirmant éloquemment par là même l’importance et la consistance de cette vie et de ce monde.
Je prends acte de ces faits. Ceux-ci me suggèrent précisément de poser le problème d’un autre point de vue. Non pas le point de vue de ceux qui, tout en voulant maintenir l’identité spécifique de sa doctrine ou religion, veulent l’adapter ou l’inculturer dans une culture nouvelle, ou la réaliser dans ce monde, mais celui des gens qui réceptionnent une religion nouvelle. Or nous connaissons l’adage de la philosophie classique en Occident – adage confirmé par la sociologie contemporaine – à savoir que : ce qui est reçu est réceptionné selon les modalités de celui qui le reçoit[19], c’est-à-dire selon sa conception du monde, ses désirs, ses attentes, ses projets et ses espérances. En ce sens, c’est la population du Vietnam qui a réceptionné à sa façon les trois religions traditionnelles venues de l’étranger –comme elle réceptionnera plus tard le christianisme.
Ce point de vue populaire pourrait expliquer : a) pourquoi les hautes spéculations du taoïsme ont moins de succès que les techniques magiques, attribuées au taoïsme, et qui servent, croit-on,  à dominer efficacement la nature ; b) pourquoi les petites gens s’intéressent plus à des pouvoirs extraordinaires attribués à des bouddhas et bodhisattvas (déclenchés par da récitation des formules secrètes) qu’à la doctrine de l’ascète Gautama, le Bouddha historique, selon laquelle il faut sortir de ce monde d’illusion et sans consistance. On a l’impression que les gens souhaitent des bonnes choses de ce monde,  comme par exemple la prospérité et le bonheur, et courent après tous ceux qui les leur promettent. On comprend aujourd’hui en Occident le succès des livres du Dalaï Lama sur le bonheur.
Si en Europe, Voltaire et Feuerbach, parodiant la Bible, affirment que ce n’est pas Dieu qui a créé l’homme à son image, mais c’est l’homme qui a créé Dieu à son image, on pourrait se demander si en Extrême-Orient, les peuples n’ont pas recréé Lao-Tse et Bouddha à leur image, selon leur désirs. De même : dans quelle mesure le bouddhisme a-t-il gagné les peuples d’Asie ? ou dans quelle mesure les peuples d’Asie ont-ils gagné le bouddhisme ?
La discussion menée ci-dessus sur l’unité, l’harmonie ou la synthèse des trois religions traditionnelles du Vietnam  ne vise qu’un but modeste : relever la complexité du problème, que souvent dans le feu de l’action idéologique on  tend à simplifier à l’extrême. A ce sujet je voudrais faire deux remarques :
a) Les doctrines, en tant que systèmes théoriques cohérents construits sur des évidences spécifiques admises dès le point de départ, ne peuvent pas se mélanger. Il n’y a pas de dialogue entre les doctrines, mais seulement entre les personnes, sujets libres. Car dans la transmission à travers les générations, les doctrines sont réceptionnées par des hommes qui les comprennent, les interprètent et les assouplissent à leur manière, selon leur situation biographique. D’où la naissance des écoles et sectes divergentes. Il est donc important de savoir distinguer les doctrines de ceux qui s’en réclament.
b) Les harmonisations sont le fait des hommes qui cherchent la cohérence en eux-mêmes, en se servant, comme à la carte, des éléments doctrinaux disponibles dans la culture ambiante et interprétés à leur façon. Le dialogue des cultures est difficile, si les hommes sont crispés sur leur identité fermée, avec un ensemble immuable d’évidences, d’expériences propres et d’ interprétations. Ce serait un dialogue de sourds. Le dialogue commence à l’intérieur de chaque personne qui dispose des éléments de plusieurs doctrines et qui cherche, dans la critique et l’autocritique, à en faire une synthèse cohérente pour elle-même, ou qui se contente simplement de les juxtaposer. Ce sont ces personnes qui sont capables de dialoguer avec les autres. L’unité ou l’harmonie sont à chercher dans le dialogue exigeant entre de telles personnes.

 
[1] Maurice Durand, Techniques et Panthéon des médiums vietnamiens (Ñoàng), EFEO, 1959, 333 p., avec beaucoup d’illustrations et 24 chants de culte (vaên chaàu). J’ai consacré aussi à ce sujet une étude, limitée au Centre-Vietnam :  « Contribution à l’étude des phénomènes religieux au Vietnam. La Sainte Religion de l’Immortelle Céleste dans la région de Hué (Centre-Vietnam), dans la Revue du Sud-Est Asiatique, Université Libre de Bruxelles, 1966/1, pp. 77-102 ; 1966/2, pp. 241-258 ; 1967/1, pp. 103- 130. D’autres ont élargi le domaine des recherches au Centre et au Sud-Vietnam. Citons seulement la toute dernière publication, en vietnamien, sous la direction du Pr  Ngoâ Ñöùc Thònh : Ñaïo Maãu ôû Vieät Nam (La religion des déesses-mères au Vietnam) Haø Noäi, 2002, 2 tomes, 492 + 402 p., avec un recueil de 100 chants de culte.
[2] Le mot français réalité dérivant du latin res (chose) a un sens plutôt statique, chosiste : être là comme une chose.
[3] Ainsi les confucianistes s’engagent dans ce monde politique et social, laissant aux bouddhistes les spéculations sur l’au-delà de ce monde ainsi que les rites autour de la mort.
[4] Il serait tentant de confondre, comme le font certains historiens vietnamiens,  l’ après cela avec l’ à cause de cela et de considérer la première étape comme la cause de la seconde et de conclure que les missionnaires ont été des éclaireurs, préparant la voie aux conquérants. C’est dans la même confusion qu’à l’époque de la lutte pour l’indépendance des colonies après la Seconde Guerre Mondiale, des Indiens, ayant vécu douloureusement la partition politico-religieuse de l’Inde en deux Etats ennemis, ont interprété le christianisme et la colonisation comme étant les deux faces, spirituelle et matérielle, d’une même et unique agression de l’Europe contre l’Asie. Ce faisant, ils ont oublié qu’en Europe, contrairement à l’Islam qui avait conquis une très grande partie de l’Inde, il y avait eu le principe et la volonté de séparer la religion de la politique, qui vont chacune selon sa voie propre et ses moyens propres (C’est le principe de la laïcité : rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu). La prise de conscience de la pluralité des causes devrait nous préserver de cette confusion.
[5] L’oeuvre a été publiée avec traduction anglaise par Olga Dror : Father Adriano di St. Thecla, Opusculum de Sectis aqud Sinenses et Tunkinenses (A small Treatise on the Sects among the Chinese and Tonkinense) : A   Study of Religion in China and North Vietnam in the Eighteenth Century, Cornell University, Ithaca, New York, 2002,239 p. avec texte latin en annexe. 
[6] Dimensions de la conscience historique, Paris, 1965, pp. 12 + 18.
[7] L’esprit critique qui, contrairement aux apparences, implique avant tout l’autocritique, le christianisme occidental l’a hérité de la Raison grecque, à laquelle il a été longtemps lui-même confronté.
[8] Refus de quatre positions possibles : A, non-A, A et non-A, ni A ni non-A. Cf. l’application rigoureuse de ce principe dans : Nagarjuna, Stances du milieu par excellence (Madhyamaka-karikas), Traduit et annoté par Guy Bugault, Paris, Gallimard, 2002, 374 p.
[9] Comme ce fut le cas des premiers chrétiens accusés d’athéisme, parce qu’ils n’adoraient pas les divinités de l’Empire romain.
[10] Grâce à l’imprécision du langage, comme je l’ai signalé. L’expression « vaên thaân » peut en effet signifier « la classe des lettrés », « les lettrés » ou « des lettrés ».
[11] Depuis le XVIIe siècle les chrétiens se sont défendus contre une telle accusation en rappelant le fait que les trois religions sont d’origine étrangère.
[12]  Ainsi il y a une quarantaine d’années, face au mouvement bouddhiste au Sud-Vietnam qui revendiquait la représentation de 90% de la population, le gouvernement Ngoâ Ñình Dieäm répondit que la grande majorité des Vietnamiens pratiquent le culte des ancêtres (ñaïo oâng baø), et le gouvernement militaire qui lui succéda, qu’au Vietnam seuls les catholiques savent qui ils sont, puisque, sauf pour le petit nombre de religieux bouddhistes, il n’y a pas pour le reste de la population de rites d’initiation comme le baptême chez les chrétiens.
[13]  Formules magiques incompréhensibles, censées révélées par des bouddhas ou des bodhisattvas, et dont la récitation en un très grand nombre de fois est par elle-même efficace.
[14]  Mais cela n’empêche pas que les associations des cultes des déesses-mères éditent leurs calendriers propres.
[15]  Les chrétiens ont depuis le XVIIe siècle reconnu cette morale comme compatible et convergent avec le système des dix commandements de Dieu, en particulier avec le quatrième commandement. Le Père Six, le curé constructeur de la célèbre cathédrale de Phaùt-Dieäm (1825-1899), a lui-même composé – à l’instar du Gia huaán ca de Nguyeãn Traõi – plusieurs longs poèmes didactiques pour enseigner cette morale à ses paroissiens. (Cf. Mgr Armand Olichon, Le Père Six, curé de Phat-Diem, Vice-roi en Annam, Bloud & Gay, 1941, 147 p.  et l’ouvrage collectif en vietnamien dirigé par Nguyeãn Gia Ñeä,  TRAÀN  LUÏC, Montréal / Québec,  1996, 639 p.)
[16]  Avant de quitter  Hué, il y a bien longtemps, j’ai eu l’occasion de rencontrer le directeur du temple Linh Höïïu  Quaùn, sis au quartier de Gia Hoäi, de parler avec lui des cérémonies taoïstes et de feuilleter une pile de livres en chinois. Mon collègue à l’université de Hué, auquel j’avais recommandé d’y consacrer quelques recherches, ne l’a malheureusement pas fait
[17]  Dans Julia Ching et Hans Küng, Christianisme et religion chinoise, Paris, Seuil, 1991, p. 248.
[18]  Op. cit., p. 249.
[19]  Quidquid recipitur ad modum recipientis recipitur.